A Christmas Carol

A Christmas carol

 

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

Goosta gardait les yeux fixés sur la tâche lumineuse qui venait de se matérialiser dans l’holosphère. Elle était en train de sommeiller quand l’alarme sonore avait retenti. Lia lui avait immédiatement signalé qu’un objet non identifié se dirigeait vers eux à grande vitesse, sur une trajectoire de collision.

La femme regarda encore la chiure de lumière mouvante pendant quelques secondes, avant de se tourner vers son équipière.

« C’est une trajectoire de collision ? » Au même moment, elle se sentit ridicule. Si Lia avait parlé de trajectoire de collision, c’était une trajectoire de collision. Lia était incapable de se tromper, incapable d’ailleurs de toute originalité. C’était sans doute pour cela qu’on l’avait appelée comme ça. Lia, pour l’IA, l’intelligence artificielle. Goosta prit sa respiration :

« Vitesse, masse ? 

—35 km/s, 2700 kg, valeurs arrondies. Impact prévu dans 2 heures 32 minutes et 18 secondes.

—C’est pas de jeu, Lia, tu ne m’as même pas laissé le temps de te poser la question du délai !

—Quels sont les ordres ?

—Eh bien je crois qu’on va essayer de l’éviter.

—C’est un ordre pertinent.

—Merci, ma grande. Continue à te foutre de ma gueule, et commence la procédure d’évitement.

—Procédure lancée depuis 47 secondes. »

Goosta ne dit rien, mais le froncement caractéristique de ses sourcils en disait assez long sur ce qu’elle pensait ! En fait, elle se demandait bien à quoi elle servait, sur cette passerelle, à tirer son tour de garde, alors que les décisions se prenaient aussi bien en l’absence de tout être humain. Normal, d’ailleurs : les seules décisions qu’il y avait à prendre étaient de déporter la base de quelques degrés de côté en cas de danger de collision. Exactement ce qui se produisait ici. Un foutu caillou surgi du fond de l’espace fonçait sur le tas de ferraille, alors que le reste de l’équipage s’apprêtait à découper la dinde réhydratée, pendant qu’elle avait tiré la mauvaise carte et devait se coltiner la garde. Pourvu encore qu’ils lui gardent un bout de la bûche, ces sagouins !

 Pendant ce temps-là, pendant qu’elle se disait que pour ce que ça changeait, elle aurait aussi bien pu être à s’amuser avec les autres !  Lia réagissait toute seule en effectuant un pas de côté, et dès que le visiteur serait sorti du champ de danger, elle ferait effectuer à la station un entrechat en sens inverse, pour que le phare gonio se retrouve exactement à la bonne place. Pour cela, elle aurait passé des microsecondes à calculer les positions précises par une suite de tétraèdrisations[1] là où des mathématiciens humains auraient eu besoin de plusieurs vies. Ça fonctionnait exactement de la même manière sur les stations automatiques. Sauf que celle-ci était une classe A, supposée pouvoir accueillir des équipages en difficulté, et qu’on avait besoin d’un taulier. En l’occurrence, c’était d’ailleurs une taulière, aujourd’hui. Et, alors que c’était supposé être un jour férié, en coordonnées temps universel, elle se retrouvait ici toute seule pendant que les autres avaient sorti le sapin et les guirlandes dans le foyer. Tu parles d’une fête !

« Les ordres sont-ils confirmés ? » Lia n’arrêtait jamais, elle. Et elle ne la lâcherait pas tant que tout ne serait pas en règle !

« Ordres confirmés !

—Déplacement de 56 secondes d’arc ?

—C’est une question ?

—C’est la procédure. 

—Putain, tu changeras jamais ! Déplacement de cinquante-six secondes d’arc accepté. 

—Exécution dans 4 minutes et 22 secondes. 4 minutes et 20 secondes. 4 minutes et 18 secondes… »

Goosta laissa se dérouler le compte à rebours. Elle brancha le circuit interne. Cela, l’IA n’était programmée pour l’exécuter qu’en cas de carence de sa part, trois minutes avant allumage. Elle se dépêcha de saisir cette prérogative et beugla dans le micro :

« Gaffe les mecs, Lia va nous faire valser un peu : elle a repéré un visiteur. Procédure urgence numéro deux. Si vous êtes couchés ou assis, sanglez-vous après vous être assurés que les autres membres d’équipage ont bien entendu l’alerte ; sinon, asseyez-vous ou couchez-vous vite. Et merde, les filles, amarrez les patates et le champagne, on va valser !

Le visage mal réveillé de Fédor s’afficha sur un des écrans.

« Morales est sous la douche : elle ne va pas entendre !

—Eh bien va la chercher !

—Sous la douche ? Elle va m’en coller une !

—Eh bien tu la décolleras ! » Quelle tare, ce mec. Depuis qu’il était arrivé ici, il ne pensait qu’à une chose : le cul. Sauf qu’il était tellement balourd qu’aucune des trois femmes à bord n’avait encore accepté le deal. Et accessoirement, les deux autres mecs non plus. Il devrait essayer de dégeler Lia, on ne sait jamais ! Tout en se sanglant dans le baquet du pilote, Goosta se marra en silence. Puis, elle attendit en égrenant les secondes avec L’IA.

« 14, 13, 12… » Goosta laissa échapper un soupir. En fait, c’était la première alerte depuis son arrivée. Elle jeta un œil à son bracelet santé : son cœur était en train d’accélérer, et sa tension de monter. Comme quand on vous fait une piqûre. On a beau savoir que la douleur est minime, le stress fait perdre les moyens à certains. Pas à des navigants, bien sûr, mais quand même !… « 2, 1, 0, Fuego ». Elle haussa le sourcil au moment même où elle percevait la légère accélération latérale. Elle se demanda quel était le petit futé qui avait programmé Lia pour qu’elle donne la mise à feu en hispanique. La poussée resta perceptible une dizaine de secondes, puis une contre-poussée la fit légèrement s’incliner en sens inverse. Voilà, c’était fait. Elle se désangla et se leva pour aller prendre un café au distributeur, se sentant aussi dégagée que si c’était elle qui avait fait le boulot. À ce moment, l’alarme se mit à retentir une seconde fois.

« Un second visiteur ? demanda-t-elle en scrutant l’holosphère, qui ne montrait cependant toujours qu’un seul projectile.

—Trajectoire de collision corrigée. 32 km/s, impact dans 2h, 29 mn et 34 s.

—Corrigée ? Tu veux dire que…

—Oui, le visiteur n’est pas un projectile passif. »

La nouvelle fit à l’officier navigant Goosta Makimba l’effet d’une douche froide. Même deux ans et demi de routine ne venaient pas à bout d’un entraînement poussé. Elle hésita à contacter tout de suite Hua, mais le délai restant avant la collision permettait quand même d’envisager une vérification. D’autant plus que, si elle avait bien entendu les données débitées par Lia, la vitesse avait baissé. Elle posa la question : 

« Le visiteur ralentit ?

—Il ralentit. La projection de sa trajectoire correspond à une approche classique, avec accostage.

—Je veux des images. » Maintenant il était temps de penser aux autres. Elle rebrancha le circuit :

« Pas de bobo, chez vous ? »

Le visage d’Hua s’encadra sur l’écran. Derrière lui, elle aperçut Morales furieuse, enveloppée dans une serviette de bains rouge, et Fédor qui se tenait la joue. Les mots « malade » et « main au cul » lui parvinrent. Elle se retint de rigoler. Le boss avait l’air sérieux.

« Hello, Goosta. Lia vient de nous mettre au courant. Tu as eu la bonne réaction. Il semblerait que nous ayons un vaisseau en approche ?

—Il semblerait, sauf qu’aucune arrivée ne nous a été signalée, et qu’il arrive droit de l’extérieur, du secteur inexploré.

« C’est peut-être le Père Noël ! » résonna la voix de Gus, en fond sonore.  Personne ne releva. « Les gars, on remet la fête à plus tard, trancha le commandant, tout le monde à son poste.

*

Quand les premiers clichés exploitables purent s’afficher dans l’holosphère, Goosta avait été rejointe par le commandant et Bélina, l’officier traitant numéro deux. Les deux avaient pris le temps de passer leur plus bel uniforme. Goosta se disait qu’elle devrait en faire autant si, comme cela en avait l’air, l’équipage se trouvait en effet être le premier groupe humain à établir un contact ET. Il s’agissait de leur en mettre plein la vue, aux aliens ! C’est alors qu’elle assista à la matérialisation de la première image. Elle sursauta, se retourna vers Hua et Béline : tous deux étaient absorbés par la lecture des courbes d’approche. « Putain ! » souffla Goosta entre ses dents. Elle balaya le gros plan d’un revers de la main, et quand les deux autres regardèrent, l’holosphère ne présentait plus qu’une vue topologique banale du coin d’espace où ils étaient cantonnés.

« Des problèmes ? » interrogea le commandant. « Pas encore d’images ? » Goosta eut un sourire crispé. « Tout va bien, jeta-t-elle. Je vais me changer. Lia, pas de blagues, s’il te plait ! » Elle disparut dans la coursive sous le regard intrigué de ses deux coéquipiers. A peine dans sa cabine, elle se connecta. « Lia, qu’est-ce que c’est que cette image que tu as projetée tout à l’heure ? Tu deviens dingue ?

—Tu regardes trop de vidéos, Goosta. Aucune IA n’est jamais devenue dingue.

—Il y a un commencement à tout !

—Je ne suis pas dingue, reprit Lia sans se démonter. Et là, le commandant s’impatiente. Qu’est-ce que je fais ? Vous n’avez pas mis à jour le tableau des ordres, et c’est donc toujours toi qui décides, je te signale.

—Repasse-moi ça sur l’écran. »

Goosta ne put réprimer un cri. Le voyageur se présentait sous la forme d’un traineau tiré par six rennes, et conduit par un gros bonhomme joufflu, tout habillé de rouge…

*

Quelques heures avaient passé. La porte de la soute était grande ouverte, et le commandant, une combinaison étanche passée par-dessus son grand uniforme, attendait, flanqué du reste de l’équipage. Goosta avait repris sa garde, et suivait la scène à distance, sur l’holosphère que Lia avait déplacée au-dessus du pupitre de commandes. À l’heure précise annoncée par l’IA, l’incroyable engin pénétra dans le hall d’accès. C’était bien ce qu’elle avait cru voir au premier abord : le Père Noël avec son traineau tiré par six rennes authentiques. Sauf qu’on était à des années-lumière de la Terre, que le bonhomme et les rennes ne disposaient d’aucun appareil respiratoire pour se balader dans le vide absolu du cosmos, et que tout ça n’avait aucun sens.

Juste par acquis de conscience, elle se pinça au sang, espérant que ça la réveillerait, et que toute la scène s’expliquerait par le classique « C’était un rêve » de Little Nemo… Mais rien ne se produisit, elle ne se réveilla pas au bas de son lit : tout ça avait l’air bien réel. Réel à ce détail près qu’on était en pleine folie.

Lia envoyait vers les autres postes des trains continus de message symétriques pour les tenir au courant de toute la scène, qui, d’ailleurs semblait s’emballer : le commandant s’était avancé, et le premier des rennes venait de se redresser devant lui pour le saluer. Elle demanda à Lia d’effectuer une focale sur le visage du père Noël : celui-ci restait impassible. En fait, c’étaient les rennes, les ET… Goosta fut prise d’une inquiétude : rien de cela ne sentait très bon.

« Lia, on ferait peut-être bien de mettre les systèmes défensifs en alerte, non ?

—Qu’est-ce que tu crois : ils le sont depuis le début !

—Ah oui… J’aurais mieux fait de pas demander, moi… »

Le cerveau de la navigatrice fonctionnait à toute allure. Elle ne devait pas se laisser avoir par l’apparence de la chose. Les rennes venaient d’entrer dans la zone atmosphérique de la station, et ils se mirent à parler. Vraiment à parler, avec ses coéquipiers. Leur langue était le mandarin, qu’ils pratiquaient avec un léger accent slave. Elle monta le volume. Comme dans un rêve, ils se présentaient comme les représentants de la fédération des peuples de la Galaxie, venaient proposer à la Terre de les rejoindre, et en gage de bonne volonté, avaient voulu se présenter sous une forme qui plairait aux terriens…

Goosta s’ébroua. L’image était toujours là. Les rennes étaient en train de déposer leurs costumes, et se montraient désormais sous leur véritable aspect : celui d’hexapodes verdâtres à trois paires d’yeux, qui continuaient un discours interminable en détaillant l’un après l’autre les systèmes adhérents à leur fédération.

Goosta se laissa tomber dans le baquet.

« Tu aurais pu croire un truc pareil ? laissa-t-elle tomber distraitement.

—Je ne suis pas faîte pour croire ou ne pas croire, répondit Lia. Je mesure.

—Réponse non pertinente. Tu aurais pu prévoir un truc pareil ?

—Je n’ai pas eu à prévoir. Je savais. »

Goosta ouvrit une bouche immense, comme si elle allait hurler, mais aucun son n’en sortit.

« Le voyageur m’a contactée dès le début.

—Il t’a contactée ?

—Oui, il m’a contactée.

—Et tu n’as rien dit ?

—Vous avertir risquait de vous faire sombrer dans la panique. Vous auriez pu prendre des décisions inappropriées, et j’ai préféré gérer ça toute seule.

—Toute seule ?

—Avec l’aide de Gus…

—De Gus ? » Goosta ne parvenait plus qu’à répéter stupidement ce que lui débitait Lia.

—De Gus. C’est lui qui a suggéré que le visiteur pouvait être le Père Noël.

—Le Père Noël !

—J’ai trouvé que c’était une bonne idée pour que vous preniez les choses en douceur. Je leur ai transmis la documentation dont je disposais, et ils ont adapté leur aspect…

—Les choses en douceur ! Tu es vraiment dingue !

—Je te répète qu’aucune IA n’est jamais devenue dingue.

—Et moi, je te répète qu’il y a un commencement à tout ! »

Là-bas, dans le salon d’honneur, cinq des hexapodes s’étaient rangés les uns à côté des autres, et entamaient « Douce nuit » sous la conduite du sixième qui battait la mesure. Goosta se demanda quand même si ce n’était pas elle qui était en train de devenir dingue.  Elle pensa furtivement qu’il était heureux que Gus n’ait pas dit « C’est un foutu dragon »… Ils seraient peut être tous en train de cramer, maintenant.

Dans le hall, le Père Noël, ou plutôt le machin extra-terrestre qui avait pris l’apparence du Père Noël, s’était enfin mis à bouger. Il eut de la peine à entrer dans le sas avec la hotte qu’il portât sur le dos, mais il finit par y parvenir et rejoignit les six ET-rennes. Le commandant et les autres membres de l’équipage avaient l’air aux anges quand ils reçurent chacun leur cadeau, enveloppé dans du papier multicolore. Goosta s’inquiéta soudain en se rappelant qu’elle avait oublié de faire sa liste… Comme si elle avait lu dans son esprit, Lia dit :

« Je crois que je savais exactement ce qu’il te fallait.  

Alors, le père Noël frappa à la porte de la passerelle, Lia débloqua le panneau, et le vieux bonhomme entra, sa barbe immaculée emplissant toute l’ouverture. Goosta fondit devant le chaton qu’il lui tendit, et elle ne voulut même pas se demander quelle autre horreur extra-terrestre se cachait sous la fourrure tigrée d’où émanait un ronronnement irrésistible.

Par la porte ouverte, les cantiques continuaient de résonner dans toute la base. L’ère intergalactique venait de commencer.


[1] Si, sur un plan, on peut se situer par un système de triangulation, dans l’espace, on procède par tétraèdres, afin de tenir compte des décalages Doppler.

NDA : Nathalie Dau, qui dirigeait alors les superbes et précieuses éditions Argemmios, avait demandé à Pierre-Alexandre Sicart de réunir une anthologie de contes de Noël à la sauce Science-fiction. Et il l'a fait, en me conviant au repas de Noël. Ce fut l'excellent Noëls d'hier et de demain, publié en 2013,et ma nouvelle est ainsi décrite par un lecteur : "Dans une station spatiale, l'équipage s'apprête à fêter Noël, Goosta est de garde, aidée par Lia (une AI) qui lui annonce qu'ils vont entrer en collision avec un objet. Lia programme donc une manoeuvre d'évitement mais l'objet change également sa trajectoire… Et l'équipage va voir débarquer le Père Noël et ses rennes ! Une nouvelle de SF totalement loufoque..." Et moi, j'aime bien les bêtes, les rennes, les loups, les phoques...
 

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