Free Weight
Free Weight
« Garra rufa electronics ® ». Presque aussi bien que les vrais. Presque. Le risque en moins d’un harcèlement légal par les brigades B.B. Mais il faut reconnaître que ces putains d’ingénieurs de GRE ® ont mis le paquet !
C’est pas donné, non plus. Douze reals pièce, et en dessous de cinquante, effet nul.
Pas la regarder. Pas lui faire le putain de cadeau d’un putain de regard !
Elle aurait déjà dû la virer, la sortir, la mettre au placard, la recycler, la jeter, la balayer, l’effacer de sa vie !
Elle ferme les yeux, se laisse aller dans l’eau tiède. L’inconvénient : le manque d’originalité. Avec les vrais, quand tu t’immerges, que tu t’immerge complétement, ils te bouffent la peau de partout. Ça te colle des frissons quand ça vient te grignoter là où ça fait du bien ! mais les petits robots se contentent de te raboter à coup de radula en titane la corne sur la peau des pieds, des chevilles, des jambes, mais jamais plus haut que les genoux. Les genoux, c’est tout. Point-barre.
Pas la regarder, cette saleté, même pas la regarder !
Un geste (putain de faiblesse !), et l’holo s’allume. Elle ne peut s’empêcher de jeter un œil à la nana virtuelle qui vient tout exprès la narguer avec sa pub à la con sur un de ces nouveaux régimes de merde ! « Trouvez votre poids idéal », susurre une voix chaude, en off. « Faîtes le test ! ».
Poursuivie, elle est ! Poursuivie ! même les holopubs se mettent de la partie pour la titiller sur son poids ! De toute façon, le test, elle l’a déjà fait. Et pour quoi ? Je vous le demande : elle le sait bien, qu’il y a ces kilos, ces putains de kilos, ces saletés de kilos de graisse qui mettent de toute façon ce foutu salaud de poids idéal à des années-lumière de ses capacités à se contraindre. Elle sait bien ce qu’on lui répète et répète un peu : une question de volonté, bien sûr… facile à dire ! Elle en a de la volonté, mais son corps, lui, ne veut rien entendre.
Se détendre, se détendre, penser à ces dizaines de râpes métalliques qui polissent son épiderme, avec une sensation de bien-être telle qu’elle devrait ne plus penser à rien d’autre, se laisser aller, somnoler…
Faut pourtant croire que Lucius est un peu pervers. Elle se demande bien ce qu’il lui trouve pour rester avec elle au lieu de la plaquer pour une de ces filles à la silhouette soi-disant idéale d’holopub… Même pas naturelles, ces holoputes : du trafiqué de l’image, du virtuel , de la gonflette programmée, du toc, du fabriqué, de la pompe à air… d’ailleurs, elle en a ras-le-bol et plus que ras-le-bol de tout ça. Elle fait un geste, et les robots-fishs fichent le camp. Un autre geste, et l’holo pourrait se fermer. Elle le sait bien qu’il lui suffirait de cet autre geste pour la déconnecter, mais elle ne le fait pas. Pas envie de se retrouver toute seule ici, vraiment toute seule, pas envie qu’on s’inquiète, qu’on la prenne en charge, que Lucius prévienne l’hôpital, qu’on veuille résoudre pour elle les problèmes, ce qui finirait inévitablement par se produire en cas de déconnexion prolongée … Reste Irina.
Irina, c’est la balance. Trois jours qu’elle l’ignore, qu’elle lui passe devant sans répondre au salut narquois de sa voix synthétique, obséquieuse, sirupeuse.
— Bonjour, Mademoiselle. Je me tiens à votre service, la société ZICHO-MEYER ® est là pour modeler vos envies…
— Bonjour, Mademoiselle. Je me tiens à votre service, la société ZICHO-MEYER ® est là pour modeler vos envies…
— Bonjour, Mademoiselle. Je me tiens à votre service, la société ZICHO-MEYER ® est là pour modeler vos envies…
— Tu vas la fermer ? »
Juste un geste, au moins couper la synthèse vocale, au moins désactiver la balance, au moins éviter de poser le pied sur le plateau, en sortant du bain… Elle sait bien que c’est elle qui va gagner, à la fin, la balance, elle sait bien qu’elle gagne toujours.
Maintenant, la Vénus de l’hologramme déploie un écran virtuel. Les infos : un commando free-weight a fait sauter un centre d’aide diététique Mc Donald ®. On pourrait aussi bien dire une usine à formater les corps, à obliger ceux-ci à entrer dans la norme, la norme sociale, le poids idéal ! Elle écoute à peine le commentaire qui suit l’info : si elle avait le courage, seulement un peu de courage, elle les rejoindrait, les free-weight, elle les rejoindrait ! Elle se détourne, laisse ses mains courir sur sa peau, pince les bourrelets de ses hanches, se désespère. Non, ce n’est pas vrai qu’elle voudrait les rejoindre, ces allumées de free-weight : ce qu’elle voudrait, c’est lui ressembler, à l’holofille, l’atteindre enfin, le poids idéal !
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir essayé – et d’essayer encore ! – Ce n’est pas un manque de volonté, un manque d’efforts ! des régimes, elle en a suivi quinze, au moins. Et pour quels résultats ? Un, deux kilos gagnés contre la nature ? A quoi bon, ça ne dure jamais. Une fois, elle est arrivée à trois. Elle a cru que c’était jackpot, que ça bougeait enfin… Mais le lendemain, patatras : la défaite.
Elle sort de la douche, se sèche en passant à travers le rideau d’air pulsé, puis se décide. De toutes façons, elle sait bien qu’elle finira par le faire : elle monte sur ce foutu plateau de cette foutue balance.
— La société ZICHO-MEYER ® vous remercie de l’avoir choisie, Mademoiselle. Aujourd’hui, quatre-vingt-cinq kilos, pour une taille d’un mètre soixante-treize. Indice corporel 28,40054796351365…
— On s’en fout des décimales !
— Vous vous êtes encore éloignée de la norme depuis votre dernière mesure, Mademoiselle. La société ZICHO-MEYER ® tient à votre disposition un coaching poids contrôlé par les meilleurs spécialistes et…
— Et gnagnagna, et gnagnagna », ponctue-t-elle en coupant le sifflet à la voix artificielle. Comme si elle avait besoin qu’une machine lui fasse des remontrances pour savoir de quoi il retourne ! Merde, à la fin, elle va finir par leur donner raison, à ces tarés de free-weight : qu’on lui lâche les baskets ! C’est vrai, quoi, il y en a marre qu’on se retourne sur elle dans la rue, ou dans le métro, qu’elle entende les rires, ou les moqueries, dans son dos, que les mecs l’invitent jamais à danser, à part Lucius le pervers. Pas sa faute, après tout, si elle n’y arrive pas, si elle ne parvient pas à ressembler davantage à ces bimbos qu’on sert à longueur de journée sur tous les écrans et dans les holos.
Quinze kilos ! Comme si c’était facile, quinze kilos pour être dans la norme ! Et puis, elle se sent bien, après tout, très bien comme ça ! Pourquoi faut-il transformer sa vie en enfer alors qu’on se sent bien comme on est ?
Qui est-ce qui pourrait le lui reprocher ?
Distraitement, pour tromper sa rage, elle prend une barre de céréales surenrichie en calories. Elle va se reprendre, elle en est sûre. Elle va se calmer, et cette fois, elle va y arriver, à grossir comme les autres ! Elle va y arriver.
FIN