Souriez, vous êtes filmée
Souriez, vous êtes filmée
En principe, il suffisait de garder le sourire. De le garder en toutes circonstances, au moins quand on était en visuel. Joyce en connaissait beaucoup qui avaient renoncé depuis longtemps. Après tout, c’était ça, le confort. Accepter. Simplement accepter. Mais elle, elle n’avait même pas cette possibilité.
Quant à débrancher définitivement, ça ! il n’y avait plus que les accidents ou bien les rares erreurs médicales pour y parvenir. Mais Biopax ne répétait jamais deux fois la même faute. C’était ça, la grande force de Biopax : il apprenait, et il apprenait vite.
Au fond d’elle-même, Joyce était terrorisée. Pour tout dire, elle était au bout du rouleau. Vraiment au bout : elle aurait voulu en finir. Oui, en finir, tirer sa révérence ! La dernière fois qu’elle avait pu parler de ce projet sans prendre de risques excessifs, cela avait été avec Boris, au cours de leur unique promenade en amoureux au bord de la Mer Noire. Elle se souvenait de Boris, et de cette promenade. Elle s’en souvenait avec plaisir. Un de ses seuls bons souvenirs. Le ciel était couvert, un vent frais balayait la plage, mais il ne pleuvait pas. Après la sortie de la zone protégée, Joyce savait qu’elle disposait de trente minutes de temporisation. Au delà, l’injection intervenait automatiquement. Joyce avait essayé de profiter au mieux de ces trente minutes, de cette demi-heure sans filet que devait bien concéder Biopax.
Cette nuit-là, elle n’avait pas pris particulièrement de plaisir, mais elle avait bien joué son rôle, en faisant mine de ne même pas remarquer les caméras. Crispation du front et des membres, gémissements, et même un long feulement sauvage au moment supposé de l’orgasme, qu’elle s’était arrangée bien sûr pour synchroniser avec celui de son partenaire. C’était parfait, tellement parfait même que Biopax n’avait pas cherché à en rajouter, et qu’elle avait réussi à garder le contrôle...
Ensuite, au matin, cette longue promenade sur la plage déserte, le visage fouetté par les embruns. Et elle :
— Tu n’en as jamais assez, toi ?
— Assez de quoi ?
— De tout cela, que tout se passe toujours bien...
Ça n’avait pas été plus loin. Quatre vingts ans plus tôt, elle se fut mise en colère, elle aurait tempêté, giflé peut-être son compagnon. Mais le temps avait passé, avait fini par polir les angles de son caractère. Boris s’était contenté de la regarder, interloqué, et avait parlé d’autre chose. Tant mieux. D’une certaine manière, cela avait été une imprudence. Et Joyce ne pouvait se permettre aucune imprudence.
La plage, c’était le seul espace de liberté. Il y avait bien aussi des caméras, mais uniquement pour la sécurité, reliées aux postes de surveillance des robots sauveteurs. Ceux-là aussi étaient d’une redoutable efficacité : trois fois déjà, elle avait profité du relâchement de la surveillance exercée par Biopax pour tenter le grand saut. Trois fois on l’avait repêchée, et dûment chapitrée pour son imprudence. Peut-être même qu’on l’avait soignée, comme ils disaient. Soignée... La résignation paisible qui avait suivi les trois tentatives, en tous cas, le lui laissait penser.
Les trois fois, elle s’était sentie bien, si bien, en phase avec les autres, tous les autres, avec la société. Peut-être qu’en cent cinquante ans il n’y avait qu’à ces trois occasions qu’elle s’était sentie bien. Vraiment bien. Mis à part en se réveillant, bien sûr, après les anesthésies qui accompagnaient nécessairement les greffes, encore que ce ne fut pas du tout la même sensation.
Joyce n’en pouvait plus. Au bout du rouleau, vraiment. La paralysie faciale qui empêchait son expression de s’écarter franchement du sourire le plus béat la mettait paradoxalement à l’abri du bonheur, du moins de ce bonheur artificiel des drogues obligatoires délivrées par biopax.
Elle était arrivée devant les ascenseurs. Souriante, toujours, il le fallait bien ! Des gens sortirent, souriants eux aussi, forcément souriants. Ils lui dirent bonsoir, et elle leur répondit, souriante aussi, l’air dégagée.
Elle se demanda combien ils pouvaient être dans son cas. Nombreux, peut-être, à tromper ainsi l’intelligence du système. Comment savoir ? Les autres devaient essayer de se cacher, comme elle, ou bien, au contraire, coopéraient-ils volontairement ? Mais peut-être était-elle la seule à échapper ainsi aux injections.
Par chance, il n’y avait personne d’autre dans la cabine de l’ascenseur. Mais ce n’était pas une raison pour baisser ses défenses. Elle savait que, derrière chaque miroir, étaient dissimulés des objectifs. Alors, elle souriait aux miroirs, de son sourire benêt, les lèvres découvrant largement les dents. Elles haïssait ce sourire, mais elle était incapable de ne pas sourire.
Oh oui, comme elle le haïssait, ce sourire idiot. Et en même temps, pourtant, elle savait qu’il la protégeait. Il la protégeait, c’est à dire qu’il lui permettait de souffrir.
Chaque fois qu’elle arrivait devant une caméra-biopax ( et, des caméras-biopax, il y en avait partout ), l’intelligence scrutait chaque trait de son visage, établissait des relations, analysait ses expressions avec de la topologie, de la psychologie, de la pathologie, de la pharmacopée. Si son expression avait laissé paraître la moindre trace d’angoisse, le moindre souci, la moindre fatigue, l’endo-injecteur organo-électronique serait aussitôt entré en action, diffusant dans ses artères euphorisants, décontractants, anti-fatigues et tranquillisants à gogo. Bonheur garanti, gratuit, pour tous, obligatoire.
Mais cela, tout le monde le sait. Cela s’apprend dès la maternelle. Je le rappelle juste pour qu’on la comprenne bien, Joyce, au moment où elle sort de l’ascenseur, qu’on ne s’interroge pas sur sa sensation d’étouffement, qu’on perçoive bien son exigence d’être libre, d’avoir le droit de souffrir, le droit au désespoir...
Et là, Joyce, cent cinquante ans aux fraises, elle touche au but, Joyce. Agir vite. Toujours avec ce maudit sourire plaqué sur sa misère, Joyce, trois pas. Elle s’arrête un instant, évalue, prend son élan, court vers le vide, une enjambée, une seconde… Et, brusquement, elle s’arrête pile, une paix si intense descend dedans son âme. Qu’est-ce qui lui a pris à Joyce ? Elle ne ressent plus soudain que la fatigue, et le besoin de s’allonger, de parler, de parler... Justement, elle a aperçu la plaque d’un centre de psycho-dialogue, dans les étages. Elle va s’y rendre, s’allonger, et parler, parler à Biopax. Biopax la comprend, Joyce, Biopax ne veut que son bonheur, à Joyce.
Cette seconde d’hésitation, au sortir de la cabine, cette prise d’élan. L’intelligence a tout compris. Dormez, bonnes gens, dormez, Biopax veille sur vous, et Joyce les fêtera ses deux cents ans... Et elle sera heureuse.
FIN