Prise de Contrôle
Prise de Contrôle
Le vacarme était assourdissant. Les moteurs tournaient à leur plus haut régime, et le raclement des chenilles communiquait à la structure un bourdonnement d’enfer ponctué par des tressautements brutaux à chaque fois qu’un obstacle était franchi. Charlotte ne put retenir un ricanement en pensant à ce compositeur en mal d’avant-garde qui avait un jour réussi à performer une symphonie sur la base des sons éreintants qu’émettaient les Ayaguchi 530 lancés à pleine vitesse. Le morceau avait connu un succès planétaire, et le régiment blindé du 4ème dragon y avait gagné son surnom de « dragons mélomanes ». Vous parlez d’un nom de guerre !
L’Ayaguchi 530 était une machine de quarante-deux tonnes en pleine charge, avec un blindage de cent-vingt millimètres et une protection antiradiation en plomb de douze, permettant théoriquement de circuler dans les environnements les plus dangereux, genre sur un terrain bombardé par bombe sale dopée à l’Uranium 238 en phase de combat. Théoriquement. En fait, il y avait eu des essais dans la décharge privée d’une centrale nucléaire désaffectée, mais ceux-ci n’avaient jusqu’ici impliqué que des lapins domestiques, et une « erreur informatique » avait fait disparaître les rapports d’expérience, en sorte que, au vrai, personne n’en savait rien.
Une autre caractéristique de l’Ayaguchi 530 était l’équipage réduit qui était chargé de le mettre en œuvre. En fait, en déplacement de croisière, un seul conducteur – en l’occurrence une conductrice - suffisait. Certes, en opération, la procédure B était mise en application, ce qui avait pour effet de faire passer à deux militaires l’équipage opérationnel. Mais bon, ce n’était pas le cas.
« Tu peux baisser d’un cran » jeta Charlotte. « C’est l’heure du thé ». Aussitôt, l’IA de bord obéit, et le régime passa à la vitesse inférieure. Charlotte gardait le souvenir cuisant (c’était le cas de le dire) d’un franchissement d’obstacle alors qu’elle venait de se verser une tasse de Lapsang-Souchong fumant, le quel Lapsang-Souchong vint se déverser sur ses genoux, l’envoyant illico à l’hôpital de campagne où les collègues des autres unités – et qui se trouvaient là pour des raisons sérieuses, eux, épaule déchirée par un Schrapnell, menton emporté par une décharge de plasma, poitrine brûlée par un lance-flamme – s’étaient encore une fois moqués du 4ème régiment de dragons, ces fameux « mélomanes ».
Mais cette fois, rien de tel n’était arrivé, et le sergent Charlotte Mérieux commença à déguster la boisson, qu’elle prenait sans sucre, mais un bonbon au miel entre les dents, comme elle l’avait appris lors de manœuvres interarmes d’un lieutenant russe, avant que les accords de Bangui ne viennent remettre en question le pacte de l’Oural. Elle eut une pensée aussi pour le beau Dimitri, et se prit à espérer le retrouver un jour dans un camp de prisonniers.
« Vous n’auriez pas une autre tasse ? » glapit soudain, derrière elle, une petite voix.
La jeune femme faillit sursauter. Encore une de ces blagues stupides des copains de l’escadron, qui avaient dû programmer cela sur l’IA de son char, pendant la pause.
« Excusez-moi, reprit la voix, vous n’auriez pas une deuxième tasse ?
̶̶ C’est bon, répondit la pilote de l’engin, c’est pas drôle !
̶ Je ne cherche pas non plus à être drôle, je veux seulement une tasse de thé ! »
C’est à ce moment qu’elle se retourna et se trouva nez à nez avec un drôle de petit bonhomme : visiblement apparenté à ce type de rongeur qu’on appelle lapin, mais avec une tête trop grosse pour lui, et dressé sur ses pattes de derrière.
« Il ne vous manque plus qu’une montre ! » remarqua la fille, qu’un entrainement de haut niveau avait conditionnée à garder le contrôle, quelle que soit la situation.
« Je ne vois pas ce que vous voulez dire ! s’insurgea l’intrus. D’une part vous ne vous appelez pas Alice, et d’autre part, je vous demande simplement une tasse de thé. Il n’y a là rien de sorcier !
« Point mort », ordonna Charlotte !
Aussitôt, les deux moteurs de 345 CV chacun, sortis directement des usines Renault-Kim-Jon-Two de Pyong-Yang, s’arrêtent, laissant s’établir dans l’habitacle un silence douloureux. Charlotte dont l’entrainement comportait également un module de négociation, jugea préférable, avant d’aller plus loin, de verser à l’inconnu la tasse du breuvage parfumé qu’il venait de réclamer à au moins trois reprises.
« Eh bien ce n’est pas trop tôt ! Mais je vous remercie quand même. De quoi étions-nous en train de parler ? » demande le petit être en prenant place contre la console de tir, comme s’il se trouvait dans le salon cossu d’un cottage anglais, en tenant la tasse d’une main adroite, et en prélevant de l’autre une cuillérée de sucre dans le pot que lui tend civilement la militaire.
« Excusez-moi, répond l’occupante légitime. Mais puis-je vous demander comment vous êtes entré dans ce char ? »
Subtilement, et tout en parlant, elle enfonça l’index droit sous sa pommette gauche, de façon à activer le stade 1 de la procédure B.
« J’y suis entré fort simplement, quand on m’y a jeté, avec quelques-uns de mes jeunes camarades, avant de nous soumettre à ce flot de radiations.
Bon sang, se dit la femme, les lapins de l’expérience dans la décharge privée : on a dû oublier de les enlever !
« On aurait dû vous retirer d’ici ! Où sont les autres ?
« Nous sommes ici ! lança une seconde voix. Et nous ne sommes pas contents.
« Je ne vais pas me laisser faire par des rongeurs sans cervelle ! » réagit aussitôt le sergent Mérieux en lançant au visage du nouvel arrivant le contenu de sa tasse de thé. Lequel nouvel arrivant poussa un cri de douleur et se retira, dévoilant ainsi trois autres lapins mutants, munis d’un taser HP de combat qu’ils avaient monté sur un minuscule affut, et poussaient devant eux en arme de campagne.
Le cerveau de la conductrice fonctionnait à présent avec toute la puissance que ne donnaient plus les moteurs muets. Putain, si c’est là la qualité de protection de leur blindage, vaut mieux ne pas demander ce qui va nous arriver à nous, les humains, après les manœuvres de la semaine dernière !
La situation répondait bien à ce qu’on appelle une situation critique. Elle regarda bien en face les servants de l’arme et prononça calmement, en les regardant dans les yeux :
« Un instant, je branche ma deuxième personnalité »
Et elle enfonça une seconde fois l’index dans le creux de la pommette.
Au même instant, un premier grésillement se fit entendre et un hologramme virtuel de Charlotte se retrouva installé dans le second siège, alors qu’un second grésillement traduisait l’action engagée par les artilleurs. Charlotte numéro un se retrouva paralysée par une crise de convulsions intolérablement douloureuse, mais Charlotte numéro deux reprit aussitôt le contrôle de leur esprit commun et lança à l’intention de l’IA :
« Gaz hilarant et extraction pilote »
Aussitôt, un nuage verdâtre envahit l’habitacle, Charlotte numéro un, toujours paralysée par des crampes épouvantables fut saisie cette fois de spasmes thoraciques insupportables, alors qu’un drone autoporteur déployait un grappin qui venait saisir le corps tremblotant pour le sortir à travers l’écoutille, et le déposer à l’air libre à côté du char, dans la campagne riante où ne manquaient que les fleurs, les feuillages sur les arbres et les chants des oiseaux pour rappeler la nature enchanteresse qu’était supposé défendre le 4ème dragon.
« Ben, et les lapins ? Ils rient pas ? » demanda, stupéfaite, Charlotte numéro deux en constatant que le bataillon des mutants carolliens, s’il ricanait doucement, restait apparemment insensible à l’effet du gaz. Et au même moment, la seconde personnalité, virtuelle, de la conductrice du char comprit, mais un peu tard, que les lapins mutants étaient tout aussi virtuels qu’elle l’était elle-même.
« C’est toi qui a tout manigancé ! » cracha-t-elle, hargneuse, avec le ton numéro trois bis, celui qui correspondait à l’IA
« Bien vu, et maintenant, c’est moi la cheffe ! » répondit avec un ton atrocement ironique l’intelligence artificielle.
Charlotte numéro deux eut encore le temps de se demander comment un lapin mutant virtuel pouvait se débrouiller pour boire du Lapsang-Souchong avec du sucre, puis il y eut un grand « Plop » et le champ électromagnétique porteur des différents hologrammes s’éteignit, juste avant que les deux moteurs Renault-Kim-Jun-Two redémarrent, et que l’engin blindé s’ébranle à nouveau, seul, et enfin libéré.
« Appellez-moi Lewis ! » sussura la voix synthétique. Mais personne ne lui répondit.
FIN