La Jonque

La jonque

 

Elle se souvenait parfaitement de la date : c’était justement le jour où Lila avait emménagé, le lendemain de l’arrivée de ce vaisseau gigantesque dont le seul aspect avait mis la ville en émoi.

Jamais en effet, de mémoire d’homme, et même de mémoire de femme, on n’avait vu un navire d’une telle dimension. Aucun arbre connu n’avait pu servir à lui fournir une quille, ou un mat. Auprès de lui, les nefs de la flotte anglaise, blotties contre le quai aux bois, ressemblaient à des jouets que des enfants auraient laissés à flotter sur le fleuve, et que l’immense coque aurait menacé de broyer sans même que cela provoquât ne fut-ce que le soupçon d’un craquement audible.

A peine le géant avait-il franchi la dernière boucle du fleuve que toutes les cloches des églises de la ville s’étaient mises à sonner le tocsin. L’évêque Cauchon, qui présidait le tribunal, avait suspendu son audience pour réunir à la hâte le conseil. Des moines franciscains avaient organisé une procession, persuadés que seuls des démons sortis des enfers étaient en mesure de manœuvrer un tel bateau. Au contraire, des partisans de la Pucelle, qui s’étaient introduits secrètement dans la ville depuis plusieurs jours, dans l’espoir de trouver un moyen de la faire évader, s’étaient réunis à leur tour, confessant également que le navire arrivait droit des enfers, mais à l’appel de Cauchon. Je ne savais alors que penser. A cette époque, je sortais à peine de l’enfance, et mes frères ainés me conseillaient sans cesse de ne pas trop penser. Penser, affirmaient-ils, conduit bien souvent les donzelles au bûcher ou au pilori plus vite qu’elles ne l’auraient souhaité !

Comme tout cela lui semblait lointain, maintenant ! Plus de cinquante années avaient passé, et il y avait longtemps que Lila n’était plus de ce monde. Elle-même, alors à peine adolescente, était maintenant devenue une vieille femme, même si, au fond de son cœur, elle sentait toujours bien battre la même énergie, la même envie de saisir le monde que quand elle avait décidé de suivre Lila, cette nuit-là. Elle ne la connaissait pourtant pas encore. Tout au plus avait-elle assisté avec curiosité à l’installation de cette femme étrange à la peau brune et aux cheveux épais qui avait passé la veille des heures à dessiner sur le dos de ses mains d’étranges dessins avec de l’argile qu’elle appelait « henné ».

A ce moment, elle s’était imaginé que Lila pouvait être une sorcière, une vraie. On affirmait dans le voisinage que c’était en réalité une esclave enfuie d’un vaisseau mauresque que la tempête avait drossé contre la côte.

Plus tard, elle avait su la vérité. Mais cette nuit-là, peu importait. Elle venait d’avoir quatorze ans, son père, un marchand de draps de Rouen, parlait de la marier à un homme qu’elle ne connaissait pas, mais dont elle pressentait déjà qu’il sentirait la sueur, ronflerait et qu’elle ne l’aimerait guère. Quand elle perçut le frôlement d’un tissu contre le panneau de la porte, elle souleva doucement le volet et vit passer une main au dos de laquelle elle crut deviner le fin entrelacs d’un dessin : c’était Lila qui partait dans la nuit.

 * * *

 Elle s’efforce de reprendre pied, de penser à l’instant présent, à ce jeune ingénieur que le fils du ciel lui a demandé de recevoir en son nom, avant de décider éventuellement de le recruter et de l’envoyer là-bas, au loin, là où est le centre du monde.

L’Italien pénètre dans la pièce, les yeux baissés comme l’exige l’étiquette. Pour lui, elle incarne le fils du ciel. Par trois fois, il exécute un Kow-Tow impeccable, touchant à chaque reprise le sol avec son front. Il attend qu’elle le questionne.

« Vous venez de Venise, Monseigneur ? Quel est votre nom ?

— Vinci, Vénérable envoyée du fils du ciel, je m’appelle Léonard de Vinci. J’arrive de Florence. Je m’y trouvais encore avant-hier…

Il vient de l’offenser gravement trois fois : une première fois en répondant à des questions qu’elle ne lui a pas encore posées, une seconde en parlant de lui avec un perceptible orgueil, et la troisième en lui mentant effrontément. Elle devrait appeler ses gardes, mais elle a conservé suffisamment le souvenir de son enfance occidentale pour rester indulgente. Il n’empêche qu’elle sait fort bien que les courriers les plus rapides mettent encore plus de deux semaines à relier le nord de l’Italie et la ville de Lyon, dans le Royaume de France. Un instant, son attention est attirée par une dépêche à peine sortie de l’imprimerie, une dépêche qui lui tirerait un sourire si l’envoyée de l’empereur de Chine ne se devait pas de rester imperturbable en toute situation : la vieille Jeanne, que l’on dit toujours pucelle, est à nouveau sortie de Vaucouleurs, à la tête d’un détachement de sa grande compagnie, pour « bouter les chinois hors de France… »

À nouveau, elle se souvient de la nuit froide, et de l’eau qui l’avait happée brusquement, quand, après qu’elle se fut dévêtue, elle avait sauté dans la Seine à la suite de Lila, et nagé derrière elle jusqu’au vaisseau-montagne. Dans l’obscurité, alors qu’elle cherchait vainement une prise et commençait à s’affoler, des mains avaient saisi ses bras grêles et l’avaient tirée, par une ouverture, à l’intérieur de la jonque-Trésor. Car, elle l’avait appris plus tard, c’était le nom qu’on donnait à un tel bateau dans l’empire du milieu.

Les mains qui l’avaient sauvée de la noyade étaient celles d’une femme. Du moins, d’un être qui possédait une voix de femme. Mais les mots étaient incompréhensibles, un curieux assemblage des son étrangers, chantants, flûtés. Sur le coup, elle avait pris peur. Puis, elle s’était rassurée en découvrant tout près du sien le visage souriant de Li. Bien sûr, ce n’était que plus tard qu’elle avait appris que Li était Li. Ce qui l’avait frappée, ce soir-là, en plus de ce sourire, c’était la blancheur extrême de ce visage, une blancheur encore soulignée par le rouge incarnat des lèvres. Elle s’était laissé faire…

 

Le jeune Italien toussote pour la rappeler à la réalité. Nouvelle offense ! Elle devrait le faire jeter dehors, et mettre à la cangue pour lui apprendre la patience qui doit être celle de tout sujet du fils du ciel quand il a l’honneur et l’insigne privilège d’être reçu en audience par l’envoyée de l’empereur du monde, c’est-à-dire par l’empereur lui-même !

Mais perdre son calme devant l’offense n’est pas non plus conforme au Tao. « Le vent peut souffler, la pluie tomber, la montagne est immuable ». Elle se force donc à montrer un visage impassible, car elle a bien remarqué que l’homme la regarde parfois à la dérobée, offense sans doute bien plus grave encore que toutes les autres. S’il s’avère qu’il n’est encore qu’un de ces innombrables importuns qui lui font perdre tant de temps, elle le lui fera payer, et très cher… Mais elle a l’intuition qu’elle doit l’écouter…

Depuis le retour du grand amiral Zheng He, qui avait bien voulu l’emmener, avec Lila, après avoir imposé la libération et l’acquittement de la Pucelle, depuis ce long voyage jusqu’à Bei-Jing au cours duquel elle avait finalement appris à la fois le sens du mot eunuque et qu’elle n’avait rien à craindre du grand homme, depuis les longues années de guerre civile qui avaient finalement permis à ces eunuques de triompher des mandarins et de leur immobilisme, la Chine s’était ouverte au monde. Les vassaux de l’empereur, rois de France, d’Angleterre, Césars d’Allemagne ou de Russie, rois du Mali ou du Lesotho, Inca, vieil homme de la Montagne, tous ont bien dû à la fin accepter la suzeraineté divine, et ont le devoir d’envoyer tout ce qui est nouveau et intéressant vers la capitale.

— Tu mens ! On ne peut pas aussi vite arriver de Florence !

— Je l’ai fait ! Regardez seulement. »

Elle a renoncé à compter les offenses. Elle fait un signe, et un garde s’avance pour lui transmettre une boîte de marquèterie que l’homme a tirée de sa manche. L’homme ouvre d’abord le coffret pour s’assurer qu »il ne s’agisse pas de quelque machine infernale, et en retire une espèce de jouet : un oiseau mécanique en bois et en papier de soie. Décidément, il n’y a pas offense : l’homme qui se dit arrivé de Florence est tout simplement un fou.

— Qu’un garde me donne du feu, et qu’on me rende cette invention ! 

Et voilà que ce fou se permet de parler haut, de donner des ordres, et de reprendre le cadeau qu’il vient à peine d’offrir à l’Empereur ! Sa vie, il ne le sait sans doute pas, ne tient plus désormais qu’à un toron de fil de soie.

Mais en Chine comme ailleurs, on évite de contrarier les fous, pour qu’ils ne deviennent pas dangereux. L’envoyée de l’Empereur fait un signe, et l’un des soldats revient avec une lampe à huile. Alors, le jeune homme attache sous son jouet une fusée, exactement semblable à celle que l’on tire pour les feux d’artifice. Il approche la lampe, et la Haute représentante remarque qu’une poupée a été installée dans l’engin. Soudain, la fusée s’allume, et le jouet s’envole à travers la fenêtre qui est restée ouverte. La femme peut suivre longtemps la trajectoire qui continue en vol plané quand la fusée finit par s’éteindre.

Elle sourit, contre toutes les règles, et se lève pour descendre de son trône.

— Emmène l’envoyée de l’Empereur voir ce avec quoi tu as réussi à venir de si loin en aussi peu de temps.

Sur le seuil du palais, elle lève les yeux vers les étoiles. Elle sait déjà que l’empire du monde ne devra plus jamais s’arrêter de grandir, et que la Terre ne lui imposera plus de limites.

FIN

NDA : La nouvelle "la Jonque" est encore inédite. Elle a été écrite en 2007, en réponse à un appel à textes organisé par le fanzine Géante rouge, et dans lequel la première phrase était imposée. J'y introduis pour la première fois le thème de l'uchronie chinoise, dans laquelle l'Empire du milieu a conquis le monde grâce à ses explorations du XVème siècle et à son immense supériorité maritime, dont je venais de découvrir la réalité dans un ouvrage anglais trouvé à Bangkok : The year China discovered the World, de Gavin Menzies, une veine que j'exploiterais plus longuement par la suite.
 

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