Pélerinage amoureux

Pèlerinage amoureux


Thael était essoufflée. Hyonda lui adressa un sourire et la regarda s’installer contre le tronc rugueux d’un catalpa. L’altitude commençait à faire ressentir ses effets, même si lui, avec son entrainement, ne ressentait encore rien d’autre qu’un léger bourdonnement d’oreilles. La jeune femme respirait amplement, à longues goulées. Sa tunique jaune éclairait le sol gazonné qui s’étendait sous les arbres. Le soleil était à son zénith, et l’homme décrocha la gourde qui pendait à sa ceinture et en dévissa le bouchon, avant de la lui tendre. Thael lui envoya un regard de reconnaissance. Elle se saisit du récipient et le porta à ses lèvres, buvant la liqueur d’agrumes à longues lampées.

Jep tournait autour d’eux, en jappant, impatient de reprendre la route. Le petit chien n’aimait rien tant que gambader entre les jambes de ses maîtres, quand ils partaient pour une de leurs longues promenades. De loin en loin, d’autres couples s’étaient arrêtés, eux aussi, marquant un palier avant d’atteindre la limite de l’air respirable.

« Tu n’as pas froid ? » demanda le jeune homme.

« Un peu, mais ça devrait aller ! » répondit Thael.  Elle se remit sur ses pieds, repoussa gentiment l’offre du bras de son compagnon, pour s’appuyer, et reprit l’ascension. Contrairement à la plupart des autres couples, ils n’avaient pas prévu de pique-niquer à cette altitude. Hyonda avait réservé deux places sur le téléphérique, et ils déjeuneraient à la gare d’En-Bas. Ensuite seulement, entraînés par les câbles d’acier, ils gagneraient le sommet du Grand Mont, pour le traditionnel pèlerinage des amoureux.

Hyonda se demanda s’il aurait jamais le courage de lui avouer la vérité. Et pourtant il le faudrait. Marchant un peu en arrière de sa compagne, en se contraignant à ralentir le pas, il sentit son cœur s’accélérer en observant le reflet du soleil dans le tendre duvet qui couvrait sa nuque, faseyant sous la brise légère. Les cheveux coupés courts de Thael prenaient en contre-jour des teintes bleutées qui s’harmonisaient à merveille avec sa carnation. Peut-être qu’il devrait renoncer, après tout, envoyer sa démission, rester avec sa compagne, fonder un foyer, regarder grandir leurs enfants à venir et laisser d’autres le remplacer. Il ferait au moins un heureux… Mais il n’en avait pas envie.

Un groupe de volants passa au-dessus d’eux, au vol lourd, les claquements de leurs ailes membraneuses résonnant dans l’air frais. Quelques aboiements retentirent. Hyonda rappela Jep. La petite chienne était en chaleur, et il voulait éviter qu’un volant ne vint la couvrir, donnant naissance à des chimères improbables qu’il serait alors nécessaire d’éliminer à la naissance. Hyonda n’aimait pas faire cela. De plus, il ne serait sans doute plus là pour l’accomplir le moment venu, et il ne voulait pas en laisser la seule responsabilité à Thael.

Ils avaient maintenant dépassé la limite des arbres, et le sommet du Grand Mont se dérobait à leur regard, pris dans sa gangue de brume. Une bande de terre rouge d’où les piétinements des promeneurs avait éliminé l’herbe tenait lieu de sentier. Ils parlaient de choses et d’autres, Jep continuait à gambader, accomplissant un chemin double du leur. Les deux amants évitaient de manière de plus en plus perceptible d’en venir aux sujets importants. Thael attendait que le garçon lui fasse sa déclaration, et lui retardait le moment de parler de sa grande décision.

*

Le refuge qui jouxtait la gare était tenu par un prêtre et par sa compagne. L’endroit était réputé : on y mangeait bien. La prêtresse avait une spécialité de chien des alpages aux algues dont la renommée allait bien plus loin que la région du Grand Mont. Et ce n’était pas usurpé. Naturellement, comme pour tous les établissements religieux, il fallait payer son écot en consacrant suffisamment de temps et d’attention au prêche. Hyonda, qui n’était pas très religieux, s’y adonnait de mauvaise grâce, mais il savait qu’en la matière, Thael ne partageait pas ses sentiments. Il s’efforçait donc à faire bonne figure, en accordant toutefois davantage d’attention au ragoût qu’aux paroles inspirées. Thael était toute ouïe.

Justement, le prêche d’aujourd’hui concernait un sujet qui tenait à cœur à la jeune femme, qui en avait fait un métier : celui de la génétique. Ce qui était étonnant, c’était que l’homme de Dieu, au lieu, comme on aurait pu s’y attendre, de vouer aux gémonies le sujet, et tout ce qui en lui aurait pu, comme c’était souvent le cas, déstabiliser la doctrine créationniste qu’il défendait, l’appelait aujourd’hui à la rescousse du dogme auquel il était attaché. La veille, il est vrai, un laboratoire de la capitale avait publié des résultats corroborant la thèse selon laquelle à la fois tous les hommes, d’une part, et tous les animaux, d’autre part, venaient chacun pour leur part d’une souche commune, unique, quelques individus seulement, à peine une dizaine, à partir desquels tous les hommes : les bleus du continent sud, les nains de la mer boréale, les solaires de Bor, et tous les autres, se seraient différenciés, pendant qu’au même moment, tous les animaux, les chiens qui partageaient la vie des hommes, les chiens sauvages des alpages, les brouteurs des plaines, les volants des différentes espèces, les taupes et les habitants des eaux, seraient eux aussi venus d’une seule souche, elle aussi d’une petite dizaine d’individus, exactement à la même date. Le prêtre s’enthousiasmait, montrant qu’ainsi la science, en voulant détruire la foi, venait de renforcer celle-ci, même si, il en convenait, les textes étaient parfois approximatifs.

« Il y a une création ! rugit le prédicateur. Les Dieux ont créé les hommes, et en même temps, ils ont créé les animaux pour les servir et les accompagner. Et des premiers hommes et des premiers animaux, cette fameuse évolution que les esprits forts voulaient jusqu’ici nous opposer a tiré notre diversité. L’évolution ne condamne pas la foi : elle la prouve ! »

La synthèse était pour le moins osée ! Mais Thael semblait hypnotisée par le discours. Hyonda, quant à lui, restait sur sa réserve. Tout cela tombait trop bien ! Une manipulation. Les prêtres avaient infiltré jusqu’aux laboratoires les plus en vue pour sauver leur vaisseau en train de couler. Il mordit rageusement dans un des tubercules bouillis qui accompagnaient la viande. Jamais il n’aurait dû avoir cette idée d’amener ici Thael pour lui annoncer que sa demande avait été acceptée. Et elle qui croyait qu’il l’avait conviée au pélerinage pour lui proposer une union. C’était le cas, d’ailleurs, mais allait-elle accepter, dans le même temps, que cette union n’intervienne que dans plus de deux longues années, et de ne plus le voir pendant tout ce temps ?

« Tu ne trouves pas cela passionnant ?  lui demanda la jeune femme.

— Si, si, bien sûr, s’entendit-il répondre…

— Bien entendu, les choses ne sont pas aussi simples, et la vision du prêtre est un peu caricaturale quand il envisage deux créations complètement distinctes, alors que la génétique montre qu’entre l’homme et les animaux, plus de la moitié des gènes sont… 

— Thael ! Nous ne sommes pas venus ici pour parler de tes travaux ! 

— Excuse-moi, je me suis laissé emporter. » Elle le gratifia d’un sourire qui, en d’autres temps, l’eut porté aux anges, mais qui n’eut ici d’autre effet que d’accroître encore sa gêne.

*

Quelque chose s’était brisé pendant le repas. Ils avaient gagné la gare en silence, Hyonda avait payé les deux billets, ils avaient confié Jep au chenil, et étaient allés s’installer dans la cabine, où l’intervention du commandant de bord leur expliquant toutes les manœuvres d’urgence en cas d’accident leur avait seul permis d’échapper un moment à la tension que tous deux sentaient croître. L’ascension s’était bien passée. Nul accroc, nul choc, nulle fuite de pressurisation. Ils avaient quitté la zone des prairies, rejoint celle des neiges, traversé les nuages, et ils étaient maintenant au sommet. Au bord du cratère. D’ici, toute la rotondité du monde s’imposait à la vue. D’ici, aussi, le ciel s’offrait à eux dans toute sa splendeur. Bien que le soleil fut encore visible, et éclairât le roc nu qui entourait la gare sommitale, et au loin les crêtes des trois autres cratères, bien en dessous d’eux toutefois,  l’atmosphère était à cette altitude si ténue que toutes les étoiles brillaient, et que la voie lactée étendait devant eux son écharpe scintillante. La Galaxie !

Bien sûr, l’un comme l’autre, au cours de leurs études, avaient eu l’occasion d’aller plus haut encore, de rejoindre pour des stages les bases scientifiques dont se couvraient aujourd’hui les deux satellites. Mais ce n’était pas la même chose. La charge symbolique du Grand Mont était incomparablement plus forte. Hyonda prit sa respiration : il venait de repérer, du côté de la constellation du Chariot, Perles du Ciel, la troisième planète, brillante comme un disque d’argent, et sa jumelle plus petite, qui brillait de la même manière. La seconde était sur le point de passer derrière la plus grande, et elle renvoyait pleinement la lumière solaire. Hyong se sentait à la fois plein d’enthousiasme à l’idée d’avoir été sélectionné pour faire partie de la première expédition sur Perles du ciel, et dévasté par la perspective de briser le cœur de Thael.

« Hyonda ?

— Thael. » La jeune femme marqua un silence. Sous la lumière crue, Hyonda la trouvait à la fois très pâle, et encore plus désirable.

« J’ai quelque chose à te dire. Quelque chose de pas facile. » Le cœur du jeune homme se mit à tambouriner une danse de mort. Il ne s’était pas attendu à cela. Pas à ce que Thael attende qu’ils soient elle et lui parvenus ici, au sommet du Grand Mont, sous la bulle des serments, pour lui annoncer qu’elle en aimait un autre. Car de quoi d’autre aurait-il pu être question ?

« Parle ! » Il avait jeté les mots vivement, avec presque de la dureté, en lui prenant les deux mains, son regard s’efforçant en vain de capter celui qu’elle lui dérobait…

« Tu sais, ce laboratoire qui travaille sur la double création, dont parlait ce prêtre, tout à l’heure…

— Eh bien ?

— Eh bien je leur avais, sans t’en parler, envoyé une candidature.

— Et ? » Le jeune homme ne savait encore où allait se diriger la conversation, mais il commençait à se détendre.  Il souleva, d’une caresse, le menton de la jeune femme, et l’encouragea d’un sourire…

« Et ils ont accepté. » murmura-t-elle d’une toute petite voix, comme une enfant qui avouerait une bêtise.

« Eh bien c’est merveilleux ! Pourquoi fais-tu cette tête ?

— C’est un travail d’archéologie génétique.  Tu comprends ? Le site de fouilles est dans l’autre hémisphère, c’est loin de tout, et c’est un contrat de deux ans… » Elle se dégagea et baissa la tête.

Hyonda se retint pour ne pas éclater de rire. « Deux ans ? Moi aussi, il faut que je te fasse une confidence… »

FIN

 

NDA : Pélerinage amoureux a été publié dans la revue québecoise Brins d'éternité n° 39. Elle se passe dans un lointain futur, sur une planète terraformée et colonisée depuis si longtemps que personne ne s'en souvient. Les premiers colons venaient de la Terre, ils avaient amenés -Dieu sait pourquoi ? - un couple de chiens, ou plusieurs... Très longtemps après, très très longtemps, l'évolution a fait son travail, chez les hommes comme chez les chiens... La planète s'est appelée Mars, la Planète rouge, un jour. Mais ce n'est là que le décor du conte !
 

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