Le Village

Le Village

 

En sortant de Bangor, juste au pied du Snowdonia, il faut prendre la route A 487 en direction de Caernaphon, où on peut, si on en a le temps, visiter le château construit par Edouard premier et dans lequel les Princes de Galles ont été investis en 1911 et 1969. C’est un assez bel édifice, mais il est déconseillé de s’y attarder si on veut avoir une chance d’arriver assez tôt au Village. On se contentera donc d’un coup d’œil et on continuera, toujours sur l’A 487 en direction de Porthmadog. A cet endroit, plutôt que de continuer vers Penrhyndendraeth, on tournera à droite, au rond-point, vers Tremadog, qui a donné son nom à une période géologique, et sans s’arrêter dans ce charmant port de pêche, on prendra la « Britannia Terrace », qui longe la baie par le nord, puis on continuera vers l’est, jusqu’au village de Minnfford, où il faut prendre la petite route à droite vers Portmeirion. La direction est bien indiquée, et il ne faut pas se laisser rebuter par cette petite route étroite et enclavée comme on en trouve au Pays de Galles. Et là, au moment où on se demande si on n’a pas fait fausse route, on y est. Un parking ombragé, et derrière, enfin, le Village.

Je doute qu’on visite encore dans un demi-siècle les blockhaus de Lost, l’appartement des Underwood ou l’agence de pub de Mad Men. Mais le Village du Prisonnier, oui.

A l’entrée de ce qui est devenu un lieu culte pour tous ceux qui, à mon image, ont suivi avec passion cette la série tout aussi culte de Patrick McGoohan, qui venait à peine de quitter la distribution de Destination Danger, un homme en uniforme vert, la casquette ceinte d’une bande de tissu à damier vous attend, une caisse enregistreuse portative à l’ancienne suspendue par une courroie sur son abdomen. Il vous arrête un instant, note les indications de votre plaque d’immatriculation, tourne la manivelle et vous tend un ticket rose au bord dentelé.

— Votre numéro, Monsieur, ajoute-t-il en portant deux doigts à sa visière.

J’ai envie de lui jeter : « Je ne suis pas un numéro ! », mais j’ai peur que cela fasse trop cliché. Pourtant, il attend. Alors, à mon tour, je porte deux doigts à mon front en lui adressant un clin d’œil. Visiblement déçu, il ajoute un « Bonjour chez vous » désabusé, puis tourne les talons en nous laissant à nous-mêmes.

Je suppose qu’il est inutile de placer le ticket derrière le pare-brise, puisqu’il a tout noté, mais au moment de le mettre en poche, par acquit de conscience, je jette un coup d’œil aux chiffres imprimés au dos du morceau de carton. Eh bien non, ce n’est pas le numéro 6. Je suis, ou plutôt ma place porte, le numéro 7213. Oublions-le, il ne signifie rien.

Le village est bien tel qu’on l’imagine, avec ses pavillons aux façades peintes de couleurs vives, ses gazons, sa colonnade et les golf cars au toit tendu de serge rayée leu et blanc qui s’y croisent dans les rues, en transportant éventuellement des passants – d’autres touristes – à l’allure parfaitement ordinaire, comme il se doit. Bien entendu, ordinaire n’est pas le mot juste. Il ne faut pas l’être vraiment, ordinaire, pour venir ici, au terme d’une longue route, afin de retrouver l’univers excentrique de McGoohan. Alors, ordinaire ou pas, on se forge une attitude, un look, un quelque chose.

Sur le parking, on croise deux spiders vert olive décapotés, par exemple.

Pour moi, c’est le chapeau.

Je ne suis pas bien certain d’avoir réussi à orner l’angle de mes yeux de la forêt de ridules ironiques de l’ex-agent secret démissionnaire, mais il y a le chapeau, très Destination Danger.

— Bonjour chez vous, me lance l’hôtesse du restaurant/boutique de souvenirs. Cette phrase, je pense que je ne l’entendrai pas que deux fois, aujourd’hui. Mais je résiste encore.

Dans le rayon librairie, on trouve certes les dix-sept épisodes disponibles en deux DVD, et en couleurs, mais pas seulement. Le Village n’est pas un parc à thème : c’est un lieu. Un lieu imaginaire et pourtant bien réel, un endroit mythique et un ensemble architectural original, un décor Potemkine et un ensemble patrimonial.

Alors, la librairie est une vraie librairie, avec de vrais livres, des livres dans lesquels les résidents – ai-je écrit « les résidents » ? – trouveraient à tromper leur ennui – d’ailleurs jamais exprimé. Je feuillette donc un fort volume rédigé par une brochette d’universitaires bardés de titres : History and Climate, qui me semble – sans, je vous l’assure, la moindre trace d’ironie – plus que passionnant. Mais comme je le trouve un peu cher, je me promets d’y réfléchir, et de le commander plus tard, si le coup de cœur est durable. Puis, je me détourne du rayon et rejoins ma compagne dans la file d’attente, au buffet. Il n’est pas encore tout-à-fait cinq heures, mais tout est déjà en place pour offrir un tea-time parfait.

Pour ma part, je prends des scones, du thé fumé de Chine, de la confiture d’oranges et un petit pot de beurre – même s’il y a bien longtemps que je ne vais plus rendre visite à ma mère-grand –, du beurre fondu dans lequel je trempe les scones un peu farineux. Armande a pris un cheese-cake, du thé vert et de la gelée de groseilles. Nous discutons de choses et d’autres en regardant de l’intérieur le décor de la série. Le Village est ensoleillé, aujourd’hui, raisonnablement animé, bariolé juste ce qu’il faut, les hôtesses sont en tailleur rose, les jardiniers sont en vert, les policiers – à l’inverse des hôtesses et des jardiniers, je présume que ceux-ci sont des faux – en bleu foncé, bleu Royal Navy, pour être précis.

Nous nous sommes installés à la table numéro 8. La 6 est la voisine, mais aucune trace de McGoohan ou de qui que ce soit avec une tête d’agent secret. Au contraire, un couple, bien portant, comme on dit, enveloppé, pourrait-on ajouter, et qui s’exprime en allemand engloutit simultanément des chapelets de saucisses et des bocks de bière. Je présume toujours qu’ils ne sont venus ici que pour bénéficier du dépaysement et de la couleur locale.

— Tu as vu, la table numéro 6 !

— Et alors ? interroge ma compagne.

— Et alors ? Mais aucun n’a l’allure d’un espion !

— Parce que les espions doivent avoir une allure spéciale ?

— Dans les séries, oui. On doit les reconnaître au premier coup d’œil.

— Alors ce sont de mauvais espions. Dans la vraie vie, un bon espion…

— Mais ce n’est pas la vraie vie, c’est le Village !

— Ah oui ! » fait-elle avec l’air entendu avant de replonger le nez dans sa tasse pour boire le thé encore chaud. J’ajoute deux cuillers de sucre de canne dans mon Lapsang Souchong, ce qui suffirait à me faire chasser de n’importe quelle confrérie de buveurs de thé fumé, et je l’imite.

 

En sortant du restaurant (« Bonjour chez vous »), nous prenons la petite rue qui, en serpentant entre les façades fraîches repeintes et bien fleuries, descend vers la baie.

Au centre du Village, les pavillons, tous impeccablement colorés, se tiennent en retrait derrière leur carré de gazon, mais ici, la place manque. Derrière une arche de pierres plates cimentées, les murs ne peuvent se planter que dans une étroite plate-bande que délimite un muret chargé d’enduit. On trouve ici une flore riche et variée, et comme Portmeirion se situe au fond d’un cran bien abrité entre les rochers, le microclimat qui y règne transporte la flore de quelques degrés de latitude plus au sud. Encore une de ces choses qui rendent le Village plus difficile à situer et viennent alourdir encore l’enquête du Numéro 6.

Au bas du chemin, il y a cette jetée étroite. Ici, on sent bien que les efforts consentis pour maintenir le décor en état sont moins soutenus. Le ciment a pris une teinte de grisaille pisseuse, et la rambarde s’effrite par endroits. C’est sans doute en ce lieu que la chose est la plus saisissante, ou plus exactement la plus palpable : l’impression de porte entre deux mondes : celui de la série, et le monde réel. Il semble qu’ici, il suffirait de très peu, d’enjamber cette barrière vétuste, de sauter sur le sable gris de la baie, et de se mettre à courir pour arriver de l’autre côté.

Mais on sait bien ce qui se passe toujours, à ce moment : les ectoplasmes blanchâtres arrivent immanquablement, effleurant juste le sable vaseux, planant juste un peu plus vite que ne court le fuyard, un peu. Je passe une jambe par-dessus la lisse. Il n’y a personne autour de nous. Cela devrait marcher. Il n’y a qu’à sauter…

— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu vas encore te casser quelque chose !... Jette Armande.

A ce moment, une bourrasque, et un nuage de poussière s’élève. Je me dis que j’assiste à la clef du mystère, à la naissance de la bulle.

— Tu m’entends ?

J’entends. Je regarde le nuage s’éloigner et reviens de ce côté du garde-fou tout en continuant à suivre des yeux la poussière alors que les images télévisées surgissent de ma mémoire pour venir s’y surimposer.

Je sens un brin d’agacement chez ma compagne, qui ne compte pas quant à elle parmi les fans du « Prisonnier ». Elle doit encore être en train de se demander pourquoi elle a épousé un tel grand gamin, dont l’esprit se balade entre Tintin et le Village.

Moi, au contraire, je voudrais bien être à sa place, découvrir les lieux pour la première fois, sans a priori, sans que cela jamais vienne me rappeler tel épisode, telle péripétie, telle réplique, telle image. Juste la découverte d’un village un peu particulier, sans habitants permanents (à part sans doute les gardiens), sans logique, et pourtant impeccable, comme un de ces décors de chemin de fer que je pourrais aussi, s’il m’en prenait l’idée, construire dans ma cave.

Alors, elle hausse les épaules, pousse un soupir et sort son appareil photographique. C’est ça, son truc à elle : capturer des reflets, des cadrages, des instants qu’elle photoshope ensuite jusqu’à obtenir exactement le résultat souhaité. J’aime la voir ainsi s’absorber dans cette contemplation active, et je la laisse s’éloigner, l’œil fixé sur l’écran du viseur, en quête de mirages. Moi, je suis un peu fatigué. Je dois m’asseoir, de temps en temps, pour reprendre mon souffle.

Je me laisse donc tomber sur un banc de pierre adossé à un muret qui surmonte lui-même un petit pan de falaise où prospèrent bruyères et ajoncs. Je suis en nage, et dépose mon chapeau près de moi pour éponger la sueur qui couvre mon front avec un mouchoir propre que je déploie soigneusement.

L’air ici s’engouffre dans le goulet créé par l’arche et la rue étroite. Il en résulte une impression de fraîcheur, un courant d’air bienvenu. J’aime ces instants de relâchement des sens, de l’effort, ces moments où le temps se fige ; alors, je me laisse aller, la tête renversée, je respire, les yeux fermés. Je m’efforce alors de ne plus penser, de ne plus me projeter, de lâcher prise.

— Regarde celle-ci !

Arrachement à la contemplation : Armande me montre ses clichés. Même sur le petit écran de l’appareil, ils sont indéniablement bons. Ce soir, elle va les peaufiner. Je la gratifie d’un sourire approbateur. Un jour, j’ai risqué un « Pas mal ! » qui pour moi voulait dire mon admiration, un peu comme quand Chimène gratifie Rodrigue de son « Va, je ne te hais point… » Mais elle l’a mal pris, selon elle, c’était au contraire une manière de dire « Pas mal, mais presque. » Alors, maintenant, je m’abstiens de cette expression. Le sourire est très bien. En attendant, elle vient bel et bien de casser la torpeur qui me prenait et qui allait sans doute se traduire par un début de sieste, une de ces somnolences que j’affectionne, à rester, yeux mi-clos, un pied dans le rêve.

Elle me montre encore quelques photos, celles qu’elle a conservées, effectuant le tri tout de suite, sur le terrain même, comme à son habitude, alors que je repousse toujours, en ce qui concerne mes propres clichés, l’opération à plus tard, quitte à me retrouver avec des téraoctets de photos ratées ou sans intérêt.

— Bon, on y va ?

Soudain, Armande se lasse. J’étouffe un bâillement. Il faut partir, repasser sous l’arche de pierre, revenir au centre du Village, au bord du bassin agrémenté de reproductions de sculptures antiques, mais où aucun des passants ne présente réellement la moindre ressemblance avec aucun des acteurs de la série.

Je voudrais m’arrêter encore, flâner, retrouver encore tel détail, telle sonorité, telle séquence, telle odeur – avez-vous remarqué comme les images transportent leurs odeurs ? La porte derrière laquelle était supposé loger le numéro six, aussi. Mais le charme est rompu, l’après-midi passé, le Village exploré : il est temps de passer à autre chose.

Je pique une course de quelques foulées pour rattraper ma compagne. Presque trop tard : elle bat la semelle auprès de la voiture, dont j’ai conservé les clefs. L’impatience pointe déjà. De loin, j’ouvre les portières, et aussitôt elle s’assied et boucle sa ceinture.

Je vais à mon tour pour prendre place, mais…

— Mon chapeau !

— Quoi, ton chapeau ?

— Je crois que je l’ai oublié quelque part !

— Tu n’as pas besoin de le croire ! C’est un fait. Il faut toujours que tu oublies quelque chose ! Si tu pouvais savoir comme c’est agaçant… Bon, Eh bien va donc le chercher, qu’est-ce que tu attends ? Je reste ici.

Bredouillant une excuse, furieux contre moi-même et contre cette distraction qui ne m’a jamais quitté depuis mon plus jeune âge, je me hâte de retourner sur mes pas.

— Hé, vous ? Vous avez votre billet ?

C’est pourtant le même préposé que tout à l’heure, avec sa caisse à manivelle accrochée sur la poitrine. Il est vrai qu’il doit en voir passer, du monde.

— Je suis déjà entré, il y a deux heures !

Mais j’ai beau fouiller toutes mes poches, méthodiquement, plus trace du reçu.

— Vous connaissez le numéro, au moins ?

— Il me semble que ça commençait par un sept.

— Par un sept ?

Alors, je me mets à lui expliquer, d’une manière un peu brouillonne, ce qui vient de m’arriver. La visite, le chapeau, le début de sieste, les photos… Finalement, il lève la main pour arrêter ma logorrhée, tourne sa manivelle et me tend un nouveau ticket dentelé, qui porte cette fois tout simplement le numéro 8. Un seul chiffre. Et c’est évidemment à ce moment que j’aurais dû commencer à me méfier, renoncer au chapeau et rejoindre mon Armande. Mais sur le coup, j’ai l’esprit encore trop occupé par la perte de mon couvre-chef. Je salue donc l’employé par le rituel « Bonjour chez vous », et je note à peine, mentalement, que c’est la première fois que je le prononce moi-même.

Et donc je réintègre, sans y penser autrement, l’univers du Village.

Ce que je sais, c’est que, quand nous avons regardé la baie où j’avais eu l’œil captivé par ces nuages de poussière, je le portais encore, puisque je me souvenais très bien l’avoir alors ôté un moment pour m’éponger le front. Je repasse donc sous l’arche et file vers la petite rue jusqu’à la jetée. Mais aucune trace. Aucun endroit surtout où j’aurais pu être susceptible de le déposer.

Le banc ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Cela me revient : je me suis assis sur ce banc de pierre, juste après l’arche, et là aussi je me suis épongé le front, posant mon galurin auprès de moi.  C’est là que je l’ai abandonné !

Vite, je file, remontant la pente pour arriver, essoufflé, à l’endroit en question. Mais rien. Le chapeau n’est plus là. Par acquit de conscience, je me jette à quatre pattes pour explorer le dessous du siège, puis à genoux dessus pour regarder par-dessus le muret. Rien non plus…

Quelqu’un l’aura trouvé et ramassé, puis rapporté à la boutique. C’est sans doute ce que j’aurais fait. C’est donc là que je me rends. Le carillon sonne quand je pousse la porte. Des cloches de métal, cylindriques, qui s’entrechoquent avec une sonorité cristalline. Je ne les avais pas remarquées, tout-à-l ’heure.

— Monsieur ?

— Bonsoir, je suis venu ici, tout-à-l ‘heure.

— Je me souviens de vous. Vous aviez un chapeau, non ?

— Justement ! Je l’ai égaré, et je me demandais justement si…

— Si ?

— Eh bien si on ne vous l’avait pas rapporté, par hasard.

— Par hasard ?

— Oui, enfin, façon de parler. Alors, est-ce le cas ?

L’homme fait mine de regarder dans son tiroir-caisse, un endroit où, avec la meilleure volonté du monde, aucun chapeau ne pourrait visiblement prendre place.

— Non, je suis désolé, personne n’a rien rapporté. Êtes-vous allé demander à l’accueil ? C’est là qu’on dépose les objets trouvés, d’habitude.

L’accueil ! Armande va s’impatienter, bien entendu. Il y a déjà près d’une dizaine de minutes que je l’ai laissée à la voiture. Satané chapeau, et surtout, satanée distraction ! Je sors donc de la boutique, non sans lancer au passage un dernier coup d’œil au livre sur l’Histoire et le Climat. Mais ce n’est pas le moment. Je referme la porte derrière moi, assez rapidement pour ne pas avoir à entendre l’agaçant « Bonjour chez vous ! », laisse passer une golf-car et traverse la petite place gazonnée jusqu’à la porte que surmonte le panneau correspondant à ce qui m’a été indiqué.

À l’intérieur, tapissé d’un papier peint orange clair à motifs floraux mauves, une hôtesse attend les visiteurs avec un sourire sans doute de commande, mais assez convaincant, je dois bien l’avouer.

— Bonsoir, Monsieur, Bienvenue au Village. Que puis-je pour vous ?

Tout cela d’une seule respiration et sans se départir un instant du sourire calculé. La coiffure de la dame donne dans le kitsch, sixties platinées. Le rouge à lèvres, limite agressif, répond assez exactement à la nuance du vernis qui lui couvre les ongles. Pourquoi sais-je à cet instant que je vais retenir ces détails ? Dans quel but ? Pour quel objet ? Pour les réutiliser un jour dans un texte, pardi ! Pour construire des personnages.

Il m’arrive ainsi de m’installer à la terrasse d’un café, pour écrire. Et de détailler le physique des passantes et des passants. Leurs expressions, les espoirs ou les désespoirs que leurs masques de chair ne suffisent pas à cacher, leurs attitudes, leurs vêtements. Et aussi le ballet des véhicules dans les rues étroites, les pétarades des motos au pot d’échappement à dessein perforé.

— Monsieur ?

— Excusez-moi ! Je me rends compte que je m’étais laissé entraîner bien loin, et que la jeune femme devait attendre depuis plusieurs secondes déjà que je lui expose les raisons de mon intrusion. Mais elle est restée imperturbable, et elle m’écoute jusqu’au bout lui débiter mon histoire, reformulant parfois une phrase, lorsque je marque une pause, pour relancer mon discours.

Elle : — Vous vous êtes assis sur un banc…

Moi : — Mais oui, vous savez bien, le banc de pierre, juste après l’arche qui ouvre la rue menant vers… »

Le temps passe. Je pense à ma compagne. Après tout, elle n’a aucune raison de s’inquiéter : elle sait où je me trouve, et si l’impatience la prend, elle a toujours la possibilité de venir me rejoindre. Du coup, à travers la vitrine, je jette un coup d’œil sur la petite place, afin de voir si je ne la reconnais pas parmi la petite foule des visiteurs. Elle n’y est pas, mais un mouvement se dessine : tous se dirigent maintenant vers la sortie.

Je m’inquiète :

— C’est peut-être l’heure de la fermeture. Je crois que je devrais m’en aller…

Tant pis pour le chapeau, me dis-je. Après tout, je n’avais qu’à faire attention. Quelqu’un me l’a peut-être volé. Un visiteur indélicat croyant naïvement avoir découvert le couvre-chef authentique de McGoohan.

— Je suis vraiment désolée, Monsieur. Personne n’a rapporté votre chapeau. Et ne vous inquiétez pas pour la fermeture ! Le Village ne dort jamais tout-à-fait, vous savez ! Bonjour chez vous…

— Bonjour… chez… vous ». Je balbutie la formule rituelle sans même savoir si je dois en sourire, ou m’en agacer. Puis je tourne les talons, fais le geste instinctif de remettre mon couvre-chef, considère, stupide, ma main vide et hausse les épaules en tournant la poignée de la porte. Il ne me reste plus qu’à regagner le parking.

Mais quand j’arrive à la sortie, celle-ci est fermée par une haute grille surmontée de pointes de lances. Je reviens vers l’accueil. Là aussi, on a fermé. Je tambourine, j’appelle : à l’intérieur, l’hôtesse, qui est occupée à ranger posément son comptoir ne lève même pas les yeux. En rage, je m’apprête à donner du pied dans le panneau, quand je sens une main ferme se poser sur mon épaule.

— Monsieur ?

Je me retourne d’un bloc, en me dégageant. C’est l’homme du parking. Il a toujours sa caisse enregistreuse attachée sur le ventre.

— Ah ! C’est vous ? Je suis heureux de vous voir. Figurez-vous que…

— Votre billet, Monsieur ?

— Pardon ?

— Votre billet ? Vous avez reçu un billet, à l’entrée ?

— Oui, mais..

— Alors, pouvez-vous me le présenter ?

Il est manifeste qu’il serait inutile de continuer à discuter. Cet abruti vient de me le délivrer, ce papier, et maintenant il fait semblant de ne pas me reconnaître ! Je cherche dans les poches de ma veste, de mon pantalon, de mon gilet. Je m’apprête à renoncer quand je retrouve enfin le morceau de papier froissé dans la poche de poitrine de ma chemise. Je le tends au factionnaire. Celui-ci le saisit dédaigneusement, du bout des doigts, et le défroisse avec le dos de son autre main, avant de le retourner et de l’observer pensivement.

— Pouvez-vous me suivre, Monsieur ?

— Vous suivre ?

Mais il a déjà tourné les talons et je ne puis que lui emboiter le pas jusqu’à une porte qu’il ouvre avec une des clés d’un trousseau qu’il a sorti de sa poche, et qu’il me fait franchir. Il referme derrière moi, et j’entends la clef qui tourne à nouveau dans la serrure.

Je n’ai même pas le temps de reprendre mes esprits qu’un téléphone sonne. Un vieux modèle, au combiné à manche de bakélite, à fil et à cadran.

Je décroche.

— Bonjour, numéro 6, fait une voix.

— Je ne suis pas… » Et mes mots s’éteignent sur mes lèvres.

FIN

NDA : La revue Gandahar avait avec finesse décidé de consacrer son numéro 6 à la série "Le Prisonnier", de et avec Patrick McGoohan. Dès que je me fus rendu compte qu'il y avait un appel à texte, moi qui m'étais fait un jour voler mon chapeau dans le village du Pays de Galles où fut tournée la série, je me suis mis à écrire la nouvelle qui précède, avant de me rendre compte que la date était tellement dépassée que la revue avait finalement été imprimée, et sans mon texte... Vous avez donc une seconde chance !
 

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