Une Ville était là, au matin
Une Ville était là, au matin
La ville était apparue pendant la nuit. A la base, personne ne s’était aperçu de rien, même Lila, qui montait la garde. Il est vrai que sur cette planète déserte, à l’activité sismique inexistante, pour laquelle on en était seulement aux premières ébauches d’études de terraformation, monter la garde n’avait pas grande signification. Il était bien possible que Lila se fut endormie, ou du moins qu’elle ait somnolé. Peu importe. Mais au matin, la ville était là. Enchâssée comme une pierre précieuse au milieu de la plaine de basalte qui témoignait d’un lointain passé effusif.
Lila avait donc fini par s’éveiller vraiment, avait jeté un œil routinier mais cependant circonspect sur les écrans de contrôle, vérifié le niveau de charge des batteries : tout était en ordre. Elle avançait le doigt pour enfoncer le contacteur qui allait transformer une partie des eaux récupérées et purifiées de la veille en un honnête café, quand soudain elle l’aperçut, par une fente des persiennes.
Une ville, toute entière, installée sous son globe comme si elle eût été à de toute éternité, dont les dernières lumières nocturnes qui éclairaient les rues et les fenêtres des gratte-ciel brillaient encore, lui donnant une allure de joyaux, diamant du temps. On percevait de loin le grouillement, des métros aériens sillonnaient le ciel intérieur, reliant entre eux les différents quartiers, et des écrans publicitaires géants clignotaient. Au dehors, elle commençait à pousser des diverticules qui s’allongeaient autour d’elle comme les bras d’une ophiure.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
Sa voix avait résonné, rauque, à travers le sous-sol de bêton d’où l’équipe numéro un surveillait les travaux à l’abri des rayonnements cosmiques.
— Marc, c’est quoi, cette connerie ?
Répéta-t-elle en s’adressant cette fois directement au responsable de l’équipe. Pas de réponse. Elle se souvint alors brusquement que les autres avaient décidé de mettre le week-end à profit pour organiser une excursion dans les environs. Ils avaient emporté de quoi rester à l’extérieur pendant les deux jours, la laissant seule sur place, avec Jane 2.
— Bon sang, Jane, tu m’entends, toi, au moins ? lança-t-elle à travers les salles vides.
— Pas le temps ! Je travaille, moi.
Lila leva les yeux au plafond. Elle retourna auprès de l’unique ouverture, et cette fois souleva le volet. Elle n’avait pas rêvé. Il y avait bien là, devant elle, ce qui était à l’évidence une ville sous globe, une vraie, avec ses transports en commun, ses bureaux, ses appartements, ses usines, le tout apparu comme ça, en une seule nuit. Elle se prit la tête entre les mains, appuyant sur les tempes, convaincue que tout cela n’était qu’une illusion, qu’elle allait brutalement revenir à la réalité, c’est-à-dire à ces balbutiements d’occupation, à ces implants végétaux, à ces fondations qui hier commençaient à peine à sortir du sol.
— Jane, quand je m’adresse à toi, tu ne me réponds pas comme ça.
— Je te réponds comme je veux, et en plus, tu n’as pas encore allumé la machine à café. Tu attends quoi ?
Lila inspira bruyamment, pour se calmer. Ce qu’elle n’avait jamais supporté, avec Jane 2, en tout cas, ce qui l’avait toujours mise mal à l’aise, c’était cette impossibilité de la visualiser vraiment. Jane 2 était présente, et elle ne l’était pas, elle observait tout, enregistrait tout, mais on ne pouvait la situer exactement. Certes, il eut été possible de décrire et d’inventorier tous les éléments de l’Intelligence, disséminés dans les cloisons et les murs de l’abri sous-terrain, afin de minimiser les risques de destruction encas d’explosion ou d’incendie. Mais tout cela n’en faisait pas une personne, une personne identifiable, une véritable compagne de voyage.
— Tu me fais chier !
Elle mit le café en route et tapa sur le clavier de la chambre froide le code correspondant à une ration standard.
— Le seul truc qui me rassure, c’est que tu ne pourras jamais savoir ce que tu rates, Jane
— Ce que je rate ?
— Oui, ce que tu rates en ne pouvant apprécier ni le goût du café, ni celui d’un toast grillé sur lequel achève de fondre une pellicule de beurre frais.
Elle laissa échapper un rire sans joie et revint vers l’ouverture, la tasse fumante à la main. La ville était toujours là, aussi active, et semblant grossir, enfler et s’élargir à vue d’œil. Tout cela n’avait aucun sens. Machinalement, elle vérifia qu’elle n’avait pas oublié, hier soir, d’ôter les lentilles à réalité augmentée sur lesquels elle avait visionné une vidéo avant de s’endormir. Mais non, rien de ce côté-là.
— Bon, Jane, on arrête les conneries, maintenant. Tu as profité de la nuit pour tendre un écran sur la vitre de l’ouverture, et tu me fais marcher, c’est ça ?
— Tu sais aussi bien que moi que les IA sont dépourvues d’humour.
— Ouais, c’est ce qu’on dit, mais je n’en suis pas sûre. Alors, puisque tu n’as pas d’humour, soi-disant, tu vas peut-être pouvoir m’expliquer…
— T’expliquer quoi ?
— Ce truc, là, au-dehors, cette ville qui est apparue pendant la nuit, et qui…. Enfin quoi, ça ne tient pas debout !
— Je suis d’accord avec toi.
— Et ?
— Et rien, qu’est-ce que tu veux de plus ?
Elle se demanda s’il ne faudrait pas rappeler le reste de l’équipe. Elle visualisa rapidement la carte. Leur camp était situé à une vingtaine de kilomètres, mais derrière un cordon rocheux, la lèvre du cratère, et celui-ci les empêcherait de voir le centre de la plaine, là où se développait cet artefact incongru.
Elle but une gorgée. Le liquide était encore un peu trop chaud. Elle avait cessé d’y ajouter du sucre depuis qu’ils avaient atterri et qu’elle s’était rendu compte que son scaphandre la gênait un peu aux entournures. Un problème que ne connaîtrait jamais Jane 2. Puis, elle croqua dans un des deux toasts, sur lequel, pour les mêmes raisons, et malgré ce qu’elle en avait dit tout-à-l’heure, elle n’avait pas étalé de beurre.
— J’ai bien envie de sortir, quand même, et d’aller y voir de plus près.
— Tu ne peux pas !
— Tu m’emmerdes !
Jane avait raison, Lila était le seul humain à la base, et les consignes étaient claires : elle ne pouvait pas s’éloigner, ne fut-ce qu’un instant.
— Et si j’y allais quand même ?
— Je serais alors dans l’obligation de bloquer la porte, c’est la procédure.
Lila se laissa tomber sur une des chaises.
— C’est ça, la supériorité d’une vraie femme sur une intelligence, Jane : moi, je peux ne pas respecter la consigne, alors que toi, quand tu es programmée, tu n’as pas le choix !
— Qu’en sais-tu ? Et puis je te répète que je suis en train de travailler, tu me perturbes !
Lila termina le deuxième toast en se forçant un peu, elle avala ce qui restait de café et ôta son pyjama, qu’elle jeta en boule dans le tambour de la machine. L’intérêt, quand les autres étaient en week-end et qu’on était seule à la base, c’était qu’on pouvait se balader à poil sans choquer personne. Marc, en particulier, était ultra puritain pour ce genre de choses.
— Tu sais que tu n’es pas mal fichue, pour ton âge !
Lila s’était figée. A part l’Intelligence, il n’y avait en principe personne à bord. Elle bondit vers l’espace douche, saisit une serviette et s’en enveloppa.
— Arrête ça, Jane, j’ai vraiment cru qu’il y avait quelqu’un !
— Parce que moi, je ne suis personne ?
— Personne que je puisse voir et toucher, et sentir…
— A propos de sentir, c’est vrai que tu devrais prendre ta douche !
— Pfft ! Connasse !
— Sympa, tu viens juste de m’insulter comme si j’étais biologique…
Lila était furieuse. Depuis le début, Jane essayait de s’intégrer à l’équipe, mais tout le monde s’était entendu pour la maintenir dans son rôle qui était celui d’être une simple aide à la décision, une calculatrice améliorée, une partenaire peut-être, mais passive. La femme entra dans la cabine et déclencha les jets d’eau chaude qui achevèrent de la réveiller. Elle avait presque oublié cette ville improbable, au dehors. Bien entendu, cela ne pouvait être vrai, Jane 2 était à l’origine de cette illusion, c’était évident. La mise à l’écart de l’IA avait sans doute été une mauvaise décision. Elle-même avait voté contre. Jane 2, après tout, n’ennuyait personne, et faisait son travail. Elle s’épongea le corps et enfila un survêtement. Elle n’allait quand même pas se mettre en frais de toilette pour une IA !
Lila sourit. Elle se demanda quelle apparence aurait eu Jane, si on lui en avait donné la possibilité. Mais Marc s’était opposé à la connexion du générateur holographique qui aurait permis de donner à l’Intelligence une apparence physique, d’en faire une vraie partenaire.
Le générateur d’hologrammes ! Mais bien entendu, c’était une évidence, Jane avait réussi à se connecter toute seule, et plutôt que de se projeter dans la base souterraine – et Lila imaginait quelle trouille elle aurait eu en découvrant soudain une inconnue, seule avec elle – elle avait eu l’idée de générer un hologramme de ville. Jane retourna vers l’ouverture. En ayant à sa disposition une explication rationnelle, elle pouvait maintenant apprécier la création à sa juste valeur. Jane 2 était douée, c’était le moins qu’on puisse dire. Elle était capable de générer, dans un volume assez démesuré, une foultitude d’artefacts en apparence indépendants les unes des autres, et tous réussis.
— Je dois reconnaître, du beau boulot ! Mais tu dois bouffer une énergie dingue. Tu aurais dû demander notre accord préalable, Jane.
— Votre accord pour quoi ?
— Pour construire ton hologramme de ville.
— Je ne vois pas de quoi tu parles. Comment pourrais-je construire un hologramme alors que le générateur est toujours dans sa caisse.
Lila courut à travers les couloirs jusqu’au hangar où étaient stockés les équipements non encore utilisés. Elle n’eut pas à chercher longtemps pour retrouver le carton. Jane avait raison. Le générateur était toujours emballé.
— Mais alors c’est quoi ? se mit-elle à hurler
— C’est quoi quoi ?
Demanda l’Intelligence dont la voix monocorde s’élevait de la même manière en tout endroit de la base, portée par les murs, le sol et le plafond.
— Cette ville, au-dehors, c’est quoi ?
— Mais c’est la ville, bien entendu…
La femme revint, toujours en courant, vers la salle de contrôle, d’où elle put vérifier que la ville était toujours là, active. Elle se précipita sur le visio, et appela le chef de l’expédition. Peut-être qu’il saurait quoi faire, lui.
Deux, trois sonneries, puis rien. C’est alors que Lila prit conscience de l’heure et de la date affichés dans l’angle inférieur de l’écran. L’heure était normale, mais la date était décalée de… oui, de près de cent ans. Jane était donc aussi capable de négligence. Elle n’avait pas veillé à ce que les réglages soient réajustés après la dernière coupure. Lila le lui signala :
— Il faudra que tu remettes la visio à la bonne date !
— Elle est à la bonne date
— Tu te fous de moi ? Je l’ai devant les yeux ! Elle affiche cent ans de trop.
— Elle est à la bonne date…
Lila se sentit soudain envahie par une vive angoisse. Quelque chose n’allait pas. Cette ville, au-dehors, cent années. C’était donc cela. Elle avait dormi pendant cent ans. Jane l’avait placée en hibernation. Le reste de l’équipe avait peut-être eu un accident, et elle s’était retrouvée toute seule, alors, l’IA, pour la préserver, l’avait ainsi mise en sommeil. Mais pourquoi cent ans ?
Au dehors, un véhicule s’était détaché du diverticule de la ville le plus proche de la base. Elle le regarda approcher, et s’arrêter à proximité. Une porte s’ouvrit et un groupe en descendit, mené par un homme, jeune, et qui ne portait sur le visage qu’un simple masque respiratoire, témoignant de l’efficacité du processus de terraformation. Peut-être était-ce le Prince charmant. Elle eut un petit rire, et faillit faire part de sa pensée à Jane. Mais non, pas question d’être trop familier avec les Intelligences.
Le groupe était arrivé, et l’homme venait d’ouvrir la porte. Lila se rendit compte qu’elle n’avait même pas ressenti la décompression. L’homme lui jeta un regard, mais ne la salua pas. Il se tourna vers le groupe d’enfants qui l’accompagnait.
— Vous êtes ici dans la première base d’où a été conduit, il y a cent ans, le processus de terraformation qui nous permet aujourd’hui de vivre sur notre planète et de nous y développer. Bien entendu, cette base n’est plus utilisée depuis longtemps, mais elle a conservé ses deux intelligences artificielles, Jane 2 et Lila 4. Je vous présente Lila 4. Faîtes attention, elle est défectueuse, et reste persuadée qu’elle est humaine…
Les enfants regardèrent la jeune femme en poussant une clameur de stupéfaction.
FIN