L’incident De Chicoutimi

L’incident de Chicoutimi

 

— Bonjour, Bechter san, je vous remercie d’être venu jusqu’ici malgré votre claudication

— Vous pouvez appeler ça « claudication » si ça vous chante. Moi, je dis « blessure de guerre ». 

— De quelle guerre parlez-vous ? Vous et moi savons bien que l’incident auquel vous avez été mélé…

— L’incident ! Et vous dîtes que c’était pas une guerre ? Je me demande si j’ai bien fait de me déranger. C’est votre gouvernement qui vous a dit ça ?

—  Vous savez bien que je  travaille pour un groupe indépendant, Bechter san. Je n’ai aucune autre intention que d’enquêter sur ce qui s’est réellement passé à Chicoutimi, en juillet 2050. Et je pense que vous détenez sur cet incident des informations que le public a le droit de connaître aujourd’hui.

— Je sais bien, officiellement non, c’était pas une guerre. Il y a même un de vos connards de collègues – et je dis pas ça pour vous offenser, poulette –

— Excusez-moi, Bechter san, je ne suis pas votre « poulette » !

— Ouais, c’est vrai, pardon, j’aurais pas dû dire poulette, d’accord. Effacez, sinon, on n’entendra que ça. En plus, ça n’a rien de sexiste. Omar, je l’ai toujours appelé poulette. C’est … Vous ne pouvez pas comprendre… 

—  Qui est cet Omar ?

— Qui c’était, Omar ? Mon meilleur pote. Je l’ai perdu là-bas, justement, deux carreaux dans le buffet. Un gargouillement, et c’était fini. Putain ! Quand je pense à toutes ces années qu’on a passées à s’entraîner pour l’option « zéro mort », avec nos weapons hypersophistiquées à paralysie non létale. Des dizaines d’heures au simulateur, avec Omar. Et ces salopards qui nous tirent dessus avec des arbalètes ! Vous imaginez ça, des arbalètes, au XXIème siècle ? Hé bien je vais vous dire, pou… Mademoiselle, c’est pas du beau à voir… Salauds de verts !

— Qu’est-ce que vous vous apprêtiez à dire, tout à l’heure, à propos de mon – je reprends vos termes - : « Connard de collègue ? »

— Faut pas vous fâcher, Mademoiselle. Je disais ça comme ça, mais, quand on a été là-bas, entendre parler d’ « incident de Chicoutimi », je vous jure, ça vous les met là !

—  Ça vous les met là ?

— Je veux dire, ça vous fout les boules, ça vous prend au bide.  Le coup des arbalètes ! Y a pas qu’Omar ! Ils ont été douze où treize, les premiers !

—  Vous n’êtes pas sûr du nombre de vos camarades qui ont été touchés ?

— Non, je ne suis pas sûr du chiffre, mais ça a une importance ?

— Le public a le droit de savoir !

— Ouais, on dit ça, et qu’est-ce qu’on en a à foutre, du public ? Toutes ces années où le machin est resté classifié, il avait pas le droit de savoir, le public. Salauds de verts !

— Vous n’avez pas l’air de porter les québécois dans votre cœur, dîtes-donc !

— C’est pas aux Québécois que j’en ai, les québécois, c’est comme tout le monde : il y en a des bons, des mauvais, et puis surtout des à la fois bons et mauvais. Faudrait pas me prendre pour un type borné. Vous savez, pour entrer dans les commandos spéciaux, il faut montrer son pedigree.

— Vous voulez dire qu’il faut sortir d’une famille de l’aristocratie ?

— Mais non, ça n’a rien à voir avec votre généalogie. On n’est pas des clébards. Je parle des études, des diplômes, des travaux.

— Quel est votre « Pedigree », comme vous dîtes ?

— Moi ? Paris I, Panthéon Sorbonne. Psychologie appliquée aux situations de conflit. Vous voulez mon sujet de thèse ?

—  Merci, je ne crois pas que ce soit ce qu’attend notre public.

— Dommage, ça l’aurait peut-être instruit, le public…

— Si mes renseignements sont bons, l’incident de Chicoutimi représente en fait un des épisodes majeurs de la guerre larvée qu’avait entamé le gouvernement de Montréal contre l’initiative Sino-brésilienne de mise en place des écrans ?

— Tiens, c’est vous qui parlez de guerre, maintenant !

— C’est une façon de dire les choses. Mais ce n’était pas une vraie guerre…

— Pas une vraie guerre ! Disons que si Omar s’était pas fait dégommer sur l’esplanade Vonarburg, juste en descendant de l’hélico, et les autres avec, et si on n’avait pas réussi à tenir le terrain assez longtemps pour les empêcher de lancer leurs saloperies de missiles avant que la station internationale ait été mise sous défense automatique, on serait pas là à se les geler par moins cinq au mois d’août à Jmaa Ef Fnaa. D’accord, la journée est exceptionnelle. Mais je vous rappelle qu’avant tout ça, Marrakech voyait jamais la neige !

— Certains prétendent pourtant que votre mission a justement eu pour effet de dérégler le climat en ce sens. On va même jusqu’à dire que les trois missiles lancés pendant votre présence sur le site, et qui ont atteint leur but pour deux d’entre eux, en rendant les écrans incontrôlables et en libérant la poudre de talc, ont été amenés et tirés par vous. Qu’est-ce que vous avez à dire ?

— C’est un procès ? Fallait le dire, Mademoiselle. J’aurais rappliqué avec mon avocat ! Putain, Omar s’est fait trouer, Dave et Martin aussi. Je peux même vous aligner les noms des quarante cinq victimes. Je les connais par cœur ! Et c’est nous qu’on accuse.

— Je vous demande pardon, Bechter San, je ne suis pas là pour vous accuser, bien au contraire. Je suis là pour vous aider à faire connaître la vérité, votre version de la vérité. Et d’abord, j’aimerais comprendre pourquoi aucun d’entre vous n’en a jamais parlé. Certains membres du commando ont  publié des articles, même écrit des livres qui ne se sont pas mal téléchargés, mais jamais un mot sur Chicoutimi… Pourquoi ?

— Classifié, poulette… Je vous l’ai dit. Et merci de me laisser vous appeler comme ça.

— Oui, eh bien n’en abusez pas !

— OK, ma grande, je me tiens à carreaux, si j’ose dire ! Classifié, ça veut dire que tant que ces connards du gouvernement radical  des « protecteurs de la nature » sont restés en place à Montréal, on n’a eu que le droit de la boucler. Vous savez comment ça s’est passé pour les types qui n’étaient pas d’accord, là-bas ?

— On dit beaucoup de choses. Vous, qu’y avez-vous vu ?

— Quand on se battait, près de la base – des vraies bagarres, avec les weapons rangées au placard, et des castagnes maison avec les miliciens qui nous faisaient pas de cadeaux – on a libéré un camp.

— Un camp ?

— Je sais bien, personne en a parlé, à l’époque. Classifié, aussi. Les types qui étaient là, on aurait dit des zombies. Au début, on s’est méfié, on a cru que c’était des criminels. Des mecs dangereux. Quand je dis des mecs, il y avait aussi des femmes, tout mélangé. Mais à voir leurs têtes, et surtout leur corps, ils devaient pas beaucoup en profiter pour la gaudriole… ça vous embête, si je fume ?

— Du tabac, vous voulez vraiment passer au tribunal, ou quoi ?

— Pas du tabac, bien sûr. Vous me prenez pour qui ? Je respecte les règles, si vous l’aviez pas remarqué ; classifié, je parle pas. Tabac, interdit : je fume pas, et l’herbe, uniquement celle du gouvernement, sous contrôle sanitaire.

—  Je vous prie de m’excuser. Vous pouvez fumer.

—Vous voulez peut-être aussi voir ma carte de santé, mon certificat de contribuable, mon affiliation à la ligue mondiale pour le don d’organe, ma carte d’ancien combattant ? Ah ben non, justement, celle-là, je l’ai pas… Pasque c’était un incident, pas la guerre.

— Ces gens, du camp, ils vous ont dit pourquoi ils étaient enfermés ?

— Je vous ai dit qu’on les a d’abord pris pour des criminels. Du coup, on n’a pas trop causé. Je crois même que dans l’enthousiasme, on leur a balancé quelques décharges. Et peut-être même pire. En tous cas, c’est ce que j’ai entendu dire.

— Vous n’y avez pas assisté personnellement ?

—  Non. Moi, j’y étais pas. Je veux dire, au premier contact.

—  Où vous trouviez-vous ?

— Ce que je faisais ? Je pionçais.

— Vous dormiez, en plein combat ?

— Hé ouais, même en opération de non-guerre mais qui aurait quand même la gueule d’une guerre, sauf que c’était qu’un incident, et qu’on nous avait dit de la boucler et que si on se faisait alpaguer personne nous connaitrait, même là, faut pioncer.

—  Vous pouvez me donner les noms des témoins survivants ?

— Comment ça, des témoins ? Vous êtes sûre que vous êtes journaliste ? Pas une flique en couverture ?

—  Vous n’avez rien à craindre de moi, Bechter san.

— Bien sûr, que j’ai rien à craindre : j’ai rien à me reprocher ! En tous cas, moi, j’ai discuté avec un de ces zigues. Il avait un de ces putains d’accent à couper au couteau qu’ils ont à l’est du pays ! Mais je comprenais. Le type s’était fait alpaguer parce que son gosse – vous vous rendez compte : son gosse ! – l’avait dénoncé. Le père laissait couler la flotte en se lavant les dents. Trois ans de camp… Quelle bande de tarés !

— Et vous, vous laissez couler l’eau, quand vous vous les lavez, les dents – si vous vous les lavez, naturellement !

— Là, poulette, je sens que tu vas pas rester ma poulette longtemps, avec des trucs vachards à me balancer dans le citron comme ça. Je suis pas un dégueulasse, figure-toi !

— Loin de moi l’idée de vous offenser. Je vous prie de m’excuser, c’était une plaisanterie mal placée.

— Et même déplacée, parceque si tu veux pas m’offenser ? Ben tu t’y prends mal !

— Je ne crois pas que nous nous tutoyons…. Pour l’enregistrement, c’est ennuyeux…

— Eh ben, si tu restes coincée là-dessus, ok, on continue à se vouvoyer. Mais s’il te plait, enfin, je veux dire s’il vous plait, faut plus me chercher, là…

— Ça vous semblait normal que des gens prennent trois ans de camp pour un motif comme celui-là ?

— La loi est la loi. Si le type avait déconné, soit. Mais bon, c’était pas utile de le faire coucher à la dure sous une tente avec que dalle à bouffer d’autre que ce qu’ils récoltaient eux-mêmes.

— On a dit qu’il y avait eu des cas de cannibalisme.

— C’est possible. Mais je croyais qu’on était là pour parler des missiles. Coupe un peu l’enregistrement, que je t’explique. Pardon, que je vous explique.

— Ce n’est pas très déontologique..

— Coupez, je vous dis, ou alors je me tire. C’est fait ? Bon, tu … Vous ne croyez quand même pas que j’ai accepté de parler dans votre truc, là, juste pour vos beaux yeux. Et, sans offense de ma part, il y aurait pourtant de quoi ! Je vous ai pas demandé un cent, rien.

—  Où voulez-vous en venir, Bechter san ?

— Où je veux en venir ? Ma claudication, comme vous dites, le genou que ce connard de milicien m’a pété avec sa fronde – une fronde ! – officiellement, la blessure existe même pas.

—  Je ne vois vraiment pas où vous voulez en venir. Notre firme vous a proposé de vous dédommager pour votre témoignage, et vous avez refusé.

— C’est pas un pourboire pour la boucler, que je veux. Si un jour on se décide à appeler un chat un chat et une guerre une guerre, je récupérerai peut-être un pacson, une pension. Vous pigez, emballez ? Allez, remets ton bidule en marche, poulette, et m’emmerde plus avec les dommages collatéraux…

— Bon, reprenons. Il y a maintenant plus de trente ans que les faits se sont déroulés, entre le 11 et le 29 juillet 2050, pour être précis.  Vous pouvez nous rappeler le contexte ?

— Comme si tout le monde le connaissait pas, le contexte !

— Mais vous l’avez vécu. J’aimerais que vous le rappeliez.

— Il faisait chaud, de plus en plus chaud, à cause de cette putain de pollution et de ces gaz à effet de serre.

—  Serait-il possible que vous arrêtiez de dire des gros mots sur l’enregistrement ?

— Quoi ? Si je peux arrêter de dire putain à tout bout de champ ? Tu verras ce que t’en fera au montage. Enfin, je veux dire vous. Et puis, vous croyez quoi ? Si vos patrons avaient eu envie d’interroger un type tout lisse, propre sur lui, un historien de Shanghai University ou de Brasilia, ils vous auraient pas envoyée trouver un des derniers survivants de Chicoutimi. Et ça, ça va avec le vocabulaire, la façon de parler, la voix. Vous croyez peut-être que j’ai passé quinze jours avec un professeur d’art dramatique pour travailler le personnage ?

—  Vous voulez dire que vous êtes un comédien ?

— Mais non, cette fois, c’est moi qui plaisante. Quand t’est passé par Chicoutimi, t’a pas besoin de jouer. T’es au naturel à vie. Cela dit sans mauvais jeu de mot, bien sûr !

— Alors, le contexte ?

— Si vous y tenez : de plus en plus chaud, l’Europe et l’Amérique du Nord dominées par des verts softs, et ces cinglés de Montréal qui avaient fait de leur indépendance un enfer vert, toujours sans mauvais jeu de mot. Bref, tout ce monde-là a poussé les hauts cris quand les chinetoques – j’aurais pas du dire ça. Ne le prenez pas pour vous.

—  Pas de problème, je suis originaire du japon.

— Tant mieux pour vous. Je reprends : quand les chinois et les brésiliens se sont mis ensemble avec l’Angola pour dire « assez rigolé avec  les chiottes sèches et les économies d’énergie, ce qu’on a fait, on peut le défaire, et Lycée de Versailles ».

—  Lycée de Versailles ? Je ne comprends pas de quoi vous parlez ! 

— Excusez-moi, c’est une connerie qu’on disait quand… Enfin quand j’étais encore jeune. J’ai plus les mots exacts en tête, mais je me souviens du clash que ça avait fait, vers les 2030, quand Lila Martoens, la présidente brésilienne avait déblatéré là-dessus à l’ONU.  Les allemands avaient poussé des cris, les autres européens avaient suivi. Et moi, forcément, j’étais assez d’accord.

— Pourquoi ? Les mesures de correction étaient pourtant la sagesse, non ?

— Ben, disons que si j’étais né comme vous quelque par autour de Pékin.

— Je vous ai précisé déjà que j’étais japonaise, Bechter san.

— Ouais, ou de Tokyo, c’est pareil, j’aurais sans doute été de votre avis, question d’éducation, d’études, de point de vue. Et vous, si vous aviez vu le jour en banlieue parisienne ou dans le Middle-west, vous auriez pensé l’inverse.

— Et qui avait raison, en fait ?

— Oh non, comptez pas sur moi pour dire qui a eu raison, ou tort. Personne a jamais entièrement raison, ou entièrement tort. Sauf ces salauds de verts québécois, bien sûr…  Parce que, pendant que les autres américains et les européens poussaient la chansonnette, peut-être même pas mécontents qu’un autre se mette à attaquer le problème de ce côté-là, les types de Montréal sont devenus comme dingues.

—  Vous voulez parler du gouvernement des écologistes radicaux, je le précise pour nos lecteurs, en leur rappelant que pendant cette période, et à mesure que les projets d’écran solaire avançaient, le gouvernement de Montréal adoptait une position de plus en plus fermée.

— Exactement, les mecs, et y avait des nanas, aussi,  se refermaient de plus en plus sur eux-mêmes  en se demandant ce qu’ils allaient bien pouvoir pondre. Franchement, si l’énergie nucléaire avait pas été pour eux un tabou pire que tous les tabous, ils auraient aussi bien pu balancer une bombe ou deux pour se faire entendre…

— Vous estimez qu’il y avait un risque de guerre nucléaire ?

— Non, mais ils sont pas restés inactifs. Ce qui nous a mis la puce à l’oreille, c’est les essais de missiles.

— Quand vous dîtes nous, de qui s’agit-il ?

— Jouez pas à ça avec moi. Vous le savez. Les européens ont fait semblant de croire à leur baratin, quand ils ont essayé de nous raconter des bobards sur leur projet de station orbitale respectueuse et durable pour surveiller la Terre, comme ils disaient, sauf que ça, il y avait déjà. Les services ont fait leur boulot, comme toujours, on a logé la base de Chicoutimi, et on a fini par comprendre. Mais ça, vous le saviez déjà,  non ?

— Comment se fait-il que vos gouvernements n’aient communiqué aucune information au mien ?

— Ah ! Vous ne travaillez plus pour un organe indépendant, alors ?

—  C’est une façon de parler, n’en tirez aucune conséquence !

— Vous croyez peut-être que j’étais dans le secret ? Moi, je faisais où on me disait de faire, c’est tout. Et barrez-moi cette saleté d’alcool de riz. Faites-moi servir une Vodka, bien fraiche, direct out du congélateur. Enfin, si vous avez pas de congél, il suffit de la laisser dehors un bon quart d’heure.

—  D’accord, Luigi va nous arranger ça, hein, Luigi ?

— Vous avez une jolie tronche, quand vous souriez, vous savez ça ?

— Merci, Et vous…

— Moi non, je sais ça aussi. Ces salauds de verts m’ont pas seulement pété le genou, la gueule, aussi.

— Vous n’avez pas eu recours à la chirurgie réparatrice ?

— La chirurgie esthétique ? Pas les moyens.

— Vous non, mais votre gouvernement…

— On vous connaitra pas ! Qu’ils avaient dit. Et ils l’ont fait. J’ai même eu droit à un procès.

— Vous avez été condamné ?

— Ouais, Mam’zelle, condamné. Bidon, bien sûr,  pour la galerie. Mais quand ils ont vu le résultat, ce putain de missile qui a fait sauter la soute à talc, en libérant d’un coup la ration pour dix ans. Quelle idée à la con, aussi, d’avoir foutu tout ça en orbite à l’avance ! Ils ont préféré nous présenter comme des terroristes internationaux.

—  Et on vous a mis en prison ?

— Bon, la prison en était pas une, mais on n’a pas eu de pension, non plus, ni de réparation de nos gueules. Et personne a moufté ! Et vous savez pourquoi ?

— Le sens du devoir, j’imagine, par patriotisme ?

— Des mots, tout ça. Parce qu’on était con, voilà tout. Et faut croire qu’on est toujours con, puisqu’il suffit qu’un galonné de mes deux annonce que le dossier est déclassifié à la demande du nouveau gouvernement démocratique du Québec pour que je sois là à bavasser, comme si j’avais vraiment eu besoin d’attendre la permission. Et j’en ai eu besoin, en fait.

— Pourquoi ? Que se serait-il passé si l’un d’entre vous avait témoigné ?

— Peut-être bien que si n’importe lequel d’entre nous avait jacté plus tôt, il se serait fait dégommer, effacer, plutôt, propre, et tout. Peut-être même qu’il y en a qu’ont essayé, et que c’est pour ça que les rangs se sont plutôt vite éclaircis parmi les survivants…

— Donc, vous avez selon vous été envoyés à Chicoutimi pour empêcher le tir des missiles destinés à détruire la base spatiale à partir de laquelle devaient être mis en place les écrans solaires. A partir desquels on les a réellement mis en place, d’ailleurs.

— « Selon moi » ça veut dire quoi, ce « selon moi » ? Bien sûr qu’on a été envoyé pour ça. Des missiles, ils avaient prévu d’en tirer vingt, et il y en que trois qui sont partis. Les autres, c’est l’équipe à BiBi qui les a mis hors-jeu…

— Bibi, c’était votre chef ?

— Bibi, c’est un gallicisme, comme ils disent, une expression française, ça veut dire que c’est moi et mes hommes.

— Vous étiez l’officier chargé de commander le groupe ?

— C’était Fuente, l’officier, le commandant Juan Pedro Fuentealba. Paix à ses cendres. Lui, c’est pas un carreau d’arbalète qu’il a chopé, c’est un épieu. Ces tarés avaient reconstruit un baliste à l’Archimède.

— Archimède ? ça remonte à l’antiquité !

— Ouais, Mam’zelle, l’antiquité. Redoutable. Ça vous envoyait à six cents mètres un épieu en bois toutes les vingt secondes avec une précision et une force diaboliques…

— Si je comprends bien le commandant Fuente a trouvé la mort, et vous avez pris la suite. C’était vous qui étiez le plus âgé dans le grade le plus élevé ?

— Ouais, j’ai repris la suite. « Le plus âgé dans le grade le plus élevé », comme vous dites. Mais j’avais la formation, les ordres, tout aurait marché comme prévu si on n’avait pas laissé quarante cinq bonshommes sur le terrain, sans compter les blessés. Quand on a pu enfin s’exfiltrer, on n’était plus qu’une trentaine à être en état. Et j’en faisais pas partie, avec mon genou en compote. Normal qu’on n’ait pas réussi à tout neutraliser.

— A cette époque, on maitrisait depuis longtemps les techniques des drones, et des bombes volantes  intelligentes. Alors, pourquoi avoir envoyé des humains ?

— Hé ouais, c’est vrai qu’on était des humains. Et même, je vais vous dire, je crois qu’on l’est toujours. Pour le reste, je croyais vous avoir fait comprendre que tout ça était secret. Secret de chez secret, plus secret que moi tu meurs. Tu meurs de toute façon, d’ailleurs. Il était pas question de balancer les infos à Pékin ou Brasilia, alors que les opinions publiques – entre nous, vous y croyez, vous, à l’opinion publique ? – étaient plutôt contre vos écrans tendus entre le Soleil et la Terre.

— Pourtant, vos gouvernements ne se sont pas opposés trop violemment au processus de régulation !

— Régulation, mon cul – Pardon – Vous avez vu comme on se les gèle ici. Il y a pas cent ans, on venait s’y faire chauffer la couenne au soleil !

— Je ne comprends plus votre position !

— Pas difficile : pas question non plus de laisser ces intégristes du bord du Saint-Laurent tout foutre en l’air et la température monter comme une dingue. Et finalement, ils l’ont foutu en l’air quand même, mais dans l’autre sens.

— C’est-à-dire ?

— Vous le savez bien : Les voiles ont été déployées, mais sans possibilité de les replier, et ce putain de merde de talc – pardon, ça m’a échappé – qui  ne devait servir à petite dose qu’à moduler le coefficient a recouvert toute la stratosphère après l’explosion.

— Explosion dont vous êtes responsable, en quelque sorte !

— Arrêtez vos conneries. C’est pas moi qui ai fabrique la fusée, c’est pas moi qui l’ai lancée. Et puis, après tout ça a bien arrangé vos grosses têtes, aussi, ce qui s’est passé à Chicoutimi !

— Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?

— Ce que je veux dire, c’est que si les missiles étaient restés sagement dans leurs silos, avec les pauvres types enfermés dans des camps dont tout le monde se foutait, et que personne d’ailleurs a accepté d’exfiltrer avec nous, peut-être que la température aurait baissé trop fort, aussi. Moins, mais trop quand même… peut-être que les calculs étaient pas si justes.

— Vous mettez en doute les compétences de nos scientifiques ?

— Oh ! Je mets rien en doute, mais peut-être que, derrière leurs excès et leur saloperie, les verts de Montréal. Enfin… Vous connaissez la théorie : personne a jamais tout à fait tort, et personne a jamais tout à fait raison. Et puis, sous la neige, vous trouvez pas que ça a de la gueule, la Koutoubia ?

— Ça se discute.

—Tout se discute, poulette. Qu’est-ce que vous voulez encore que je vous dise. Ça vous va comme ça ? Dommage, je pouvais encore vous en raconter… 

— On verra, une autre fois, peut-être

— Si vous avez un moment, en soirée, on pourrait…

— Je ne crois pas, non.

— Non ? Ouais, je comprends. Coupez votre machin, là. Entre nous, vous croyez que ça sera utile, votre interview, là ?

— Bien sûr que ce sera utile, tout ce qui peut concourir à révéler la vérité est utile !

— D’accord, la vérité. Mais  pour ma pension et ma carte d’ancien combattant vous croyez que vous pourrez faire bouger les choses ?

— Merci, Bechter San. Luigi va vous reconduire. J’ai été ravie de vous rencontrer.

— Ouais, moi aussi. Le fameux « sourire oriental », hein ? Vous fatiguez pas, Poulette, je sais bien que vous n’en avez rien à battre, de ma pension. Sans rancune !

FIN

NDA : L'incident de Chicoutimi a été écrit pour répondre à un appel à textes sur le réchauffement climatique. Finalement, il a été publié en 2012, dans le numéro 20 de Géante rouge, par Patrice Lajoie, rédacteur en chef de cette revue. Il a ensuite été repris dans le volume "dimension Galaxies", aux éditions Rivière blanche. L'incident de Chicoutimi prend le contrepied du problème du réchauffement : une contre-mesure tourne mal, et une nouvelle ère glaciaire s'abat sur la planète. Voici comment...
 

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